La solidarité ministérielle est-elle une règle trop rigide pour refléter la diversité des opinions dans la société?
La question est d’autant plus pertinente qu’en cette ère du 2.0, les politiciens sont de plus en plus souvent invités à exprimer des opinions personnelles sur les sujets chauds de l’heure, les questions éthiques, les dossiers sensibles, et ce, sur une multitude de plates-formes d’information.
Le citoyen lambda, lui-même habitué à commenter les moindres aspérités de l’actualité sur la webosphère, s’attend à ce que son représentant au gouvernement se positionne publiquement sur de grands enjeux, qu’il s’implique dans le débat, réagisse sur le vif et participe à des échanges en direct. Il veut savoir ce qui l’anime, ce qu’il pense vraiment, ce qu’il a dans le ventre...
Un excellent exemple de ceci nous est donné par Jocelyn Maclure sur son blogue « In Due Course » , qui traite des affaires publiques canadiennes, lorsqu’il mentionne avoir ressenti un sentiment d’indignation morale devant le silence des députés et des ministres péquistes pendant le débat sur la Charte des valeurs au Québec : « Il est difficile de résister à l’idée que les nouveaux sceptiques ont manqué d’ardeur morale en ne brisant pas la solidarité ministérielle. L’intégrité morale, c’est-à-dire le refus de sacrifier les principes qui fondent notre action au nom d’intérêts stratégiques ou électoralistes, aurait dû (...) les inciter à exprimer publiquement leur dissidence».
À première vue, la solidarité ministérielle peut sembler en contradiction avec la liberté de parole dont devraient jouir les parlementaires , et même paraître antidémocratique, puisqu’elle implique le secret des délibérations du cabinet. En effet, « Seule est transmise au public l'information qui a l'approbation de l'ensemble du cabinet. Les ministres sont donc invités, par le serment qu'ils prêtent avant d'entrer en fonction, à taire leurs états d'âme ou à démissionner ». En tant que groupe, les ministres sont responsables envers le Parlement des actes de leur gouvernement. « Ils ne peuvent parler des politiques gouvernementales qu’après s’être entendus en privé avec leurs collègues ». Il reste donc en théorie peu de place pour les élans subversifs et les humeurs indociles de nos élus.
Malgré tout, la solidarité ministérielle joue un rôle important dans notre système parlementaire puisqu’elle assure la cohésion entre les représentants du gouvernement, qui partagent ainsi la responsabilité des décisions. Maclure admet lui-même que la solidarité ministérielle constitue un pilier sur lequel repose notre système démocratique représentatif : «La vitalité d’une démocratie représentative dépend pour une part considérable de la rivalité entre des partis politiques aux idéologies concurrentes. Or, un parti politique (…) est un agent collectif qui doit créer une volonté commune qui transcende la volonté particulière de chacun de ses membres ». Un gouvernement qui ne parlerait pas d’une seule voix s’en trouverait donc considérablement affaibli.
Ainsi, lorsque trop d’«électrons libres » se retrouvent au conseil des ministres, le résultat peut devenir ingérable et nuire à la bonne marche du gouvernement. C’est d’ailleurs ce qui a poussé le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, à imposer une consigne exceptionnelle à ses ministres en février 2015, leur enjoignant de ne plus s’adresser aux journalistes de la presse parlementaire à l’entrée du caucus libéral . Cette consigne, survenue après une série de gaffes médiatiques majeures de plusieurs de ses ministres , a été dénoncée par le milieu journalistique comme étant antidémocratique. Ici, le problème n’était pas tant que la solidarité ministérielle avait été enfreinte pour des questions idéologiques, mais plutôt à cause du peu d’expérience de certains ministres en matière de relation avec les médias et d’un manque de cohésion et de communication entre les membres du cabinet. On le voit ici, la ligne est mince entre le concept de solidarité ministérielle et celui du contrôle de l’information.
Ceci dit, malgré les excès de zèle de certains chefs de gouvernement, les observateurs de la scène politique s’entendent généralement pour dire qu’il a certains messages de base qui doivent être harmonisés et coordonnés au conseil des ministres et les sujets importants déjà débattus. « Notamment ceux qui portent sur ses grandes orientations, ses politiques importantes ou même sur la controverse du jour ». (Legault, 2015)
Dans ce contexte, aller sciemment à l’encontre de la solidarité ministérielle n’est ni facile, ni nécessairement souhaitable dans notre système parlementaire. Mais pour assurer de garder le caractère démocratique du processus, il est essentiel qu’une saine dissension soit favorisée à l’intérieur même du conseil des ministres et que ces derniers aient le courage d’y faire entendre leur voix. Comme le souligne Maclure (2015) : « Il y a (…) une voie mitoyenne entre le silence coupable et la démission : (...) On peut exprimer fortement sa dissidence à l’interne lorsque nous nous opposons à un projet de loi ou à une politique». Bref, pour une démocratie robuste, il est important que le conseil des ministres encourage les débats vigoureux en son sein et que ses membres y prennent part activement.
Quant aux risques que des ministres hyperactifs sur Twitter ou Facebook mettent le feu aux poudres du cyberespace par des propos imprudents, ils sont plutôt minces pour l’instant. Ceux qui osent s’aventurer dans les sentiers du Web 2.0 misent surtout sur des contenus de type « marketing politique » , bien encaustiqués et peu sujets à la polémique. Les sujets controversés y figurent encore rarement. On peut imaginer, cependant, que pour les prochaines cohortes d’élus, ces plus jeunes pour qui les médias sociaux sont une seconde nature et qui ont l’habitude de s’exprimer haut et fort sur tous les sujets, la rigidité du concept de solidarité ministérielle pourrait un jour devenir un carcan inconfortable avec lequel ils ne voudront plus composer.
Le problème ne sera plus alors de savoir si la solidarité ministérielle reflète ou non la diversité des opinions dans la société, mais bien de voir comment la solidarité ministérielle pourra résister à l’influence des médias sociaux qui incite les individus à émettre des opinions sur tout et sur rien dans la société…
Stéphanie Bouchard
Enjeux de l'administration publique - Automne 2015
Publié le 21 octobre 2015