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L’establishment à l’épreuve des idiots

Jonathan Hope

De Donald Trump à Jeremy Corbyn, en passant par le pape François 1er, les maires Labeaume et Coderre, et Sarah Palin, plusieurs occidentaux, de gauche ou de droite, mais tous assoiffés de pouvoir, jouent une même carte : celle d’être anti-establishment. Ce qui est à la mode, c’est d’être l’électron libre, l’idiot, dans son sens premier, grec : l’individu particulier, qui vit dans son monde privé, selon ses règles, l’individu qui n’est pas encore domestiqué, qui n’a pas réussi l’épreuve de la citoyenneté. Que signifie l’anti-establishment? La question est, au moins, double. Linguistique d’abord : que signifie le terme? Sociale, culturelle et politique ensuite : que signifie la mode?

L’establishment désigne couramment une certaine élite politique, attachée à ses privilèges et attachée à l’ordre établi. Il s’agirait d’un groupe social relativement clos et mystérieux qui sélectionne ses membres selon des critères de richesse et de pouvoir. La taille relativement petite de l’establishment serait inversement proportionnelle à la taille des organisations qu’il contrôle. L’establishment serait constitué d’un groupe influent, plus ou moins défini, dont les membres auraient en commun un parcours au travers des collèges et des universités, des conseils d’administration, des clubs, des partis politiques, des médias, des familles, des institutions religieuses. Ces individus exerceraient un contrôle sur l’opinion publique et sur l’histoire.

Bien que la notion d’establishment soit relativement admise – elle est utilisée par les médias les plus sérieux –, elle provoque également une certaine méfiance. En effet, elle frôle les théories de la conspiration et les fabulations sur les sociétés secrètes. On comprendra qu’il ne s’agit pas de prendre position ici : l’objectif n’est pas de déterminer si l’establishment existe, mais d’établir comment l’expression est utilisée dans le discours. Car il importe peu que le terme n’ait aucun référent précis. Comme les expressions de « classe moyenne » ou de « majorité silencieuse », ou même de « terrorisme », il n’est pas du tout clair qu’il existe quelque chose dans le monde qui correspond à l’establishment, mais cela n’empêche pas que des individus s’en servent, parfois de manière assez créative, afin de faire avancer leur programme.

L’establishment a ça de spécifique d’être un terme péjoratif, utilisé surtout par ses détracteurs. Ainsi, peu d’individus se réclament positivement de l’establishment, même si on pourrait trouver qu’ils répondent aux critères : Justin Trudeau ou Hilary Clinton, pour prendre des exemples contemporains. Dans la présente campagne électorale fédérale, Justin Trudeau n’est pas constamment en train de nous rappeler qu’il est allé dans de grandes écoles et que son père fut l’un des plus influents premiers ministres canadiens. En effet, il n’a pas besoin de nous le rappeler, car tout le monde le sait. D’ailleurs ceux qui insistent sur la filiation familiale, se sont surtout les adversaires politiques qui tentent de ridiculiser le fils et ses supposées prétentions dynastiques (1). L’establishment n’est donc pas tant une qualité que l’on s’attribue, qu’une accusation que l’on porte, sinon une insulte que l’on lance.

Si en général, personne ne se réclame de l’establishment, on trouvera sans difficulté des individus qui se targuent d’être anti-establishment. On se rappellera peut-être Sarah Palin en 2008 qui répétait ad nauseam à propos de John McCain : « Let’s put a maverick in the White House ». Le ou la maverick fait preuve d’une indépendance d’esprit incompatible avec, pour reprendre une formule un peu archaïque, l’esprit de corps. Participant à ce même élan, Trump mise sur la grossièreté, la misogynie, et les concours de Miss USA; le pape François se promène en petite bagnole usagée; Corbyn porte des bas et des sandales, et prend le métro; Coderre saccage les infrastructures de Postes Canada à coup de marteau piqueur. Dans bien des cas, viser une position de pouvoir aujourd’hui consiste à miser sur son idiotie, sur son originalité, sa marginalité, et espérer ainsi rallier tous les autres exclus et persécutés.

Cela étant dit, on ne manquera pas de noter l’incohérence, voire la perversité des individus qui se disent marginaux tout en visant le cœur des institutions les plus puissantes. Il est bon de se rappeler, que la « marginalité » désigne plus correctement les toxicomanes qui vivent dans les rues et les prostituées qui disparaissent à 20 ans, que les vieux hommes, fortunés et blancs qui dirigent les gouvernements, les églises, les CA, etc. Car malgré leur dite « indépendance », n’oublions pas que des individus comme Trump, les maires Coderre et Labeaume, ou John McCain, ont une histoire et des contacts influents – justement ce qu’on désigne par l’establishment. Ils arrivent parfois avec de nouveaux réseaux de contacts, un nouveau programme, mais au final leurs jeux de pouvoir répètent les formes anciennes. Dans ce sens, ne soyons pas surpris que le pape François se positionne en défenseur des pauvres et de l’environnement, qu’il tire profit des crises économiques et écologiques, ce qui est tout à fait louable, mais qu’il écarte toute discussion sur l’égalité entre les hommes et les femmes, en problème spécifique à l’Église catholique (2). Comme aurait écrit saint Matthieu, « Ôte premièrement la poutre de ton œil, et alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère. » (VII 3) Il ne faut pas se leurrer, l’anti-establishment n’est oppositionnel que par son nom. Et même quand un individu démontre une ferme volonté de tout déconstruire, il faut se rappeler, primo, que le contre-pouvoir est destiné à la récupération, et deuzio, que les institutions disposent de règles qui empêchent leurs membres un peu étourdis de faire n’importe quoi.

Laissons les définitions et passons à notre seconde question : qu’est-ce que la mode pour l’anti-establishment nous dit sur les sociétés ou les organisations contemporaines qui l’adoptent? Pourquoi parions-nous sur les idiots et les bouffons? Qu’est-ce que ça dit de nous?

Ça reflète peut-être, comme le veut l’énoncé galvaudé, notre perte de confiance dans nos institutions. Les institutions seraient donc sclérosées, et leurs membres tellement léthargiques qu’ils seraient incapables de les dynamiser. Nous voulons des changements, et nous sommes persuadés que les seuls capables de les effectuer sont les marginaux, ceux et celles qui n’ont pas été corrompus par l’establishment. Autrement dit, puisque tout le monde est trop occupé et que personne ne veut être directement responsable des transformations, on transmet les rênes du pouvoir à l’idiot. L’idiot devient notre sauveur, le héros à qui on donne le mandat de réformer en profondeur nos institutions. Nous ne voulons absolument pas nous faire dire que ça ne changera rien. Parce que nous aimons les personnages colorés et leurs captivants récits, nous tenons à croire à leurs capacités exceptionnelles. Comme devant un conte fantastique ou un film de science-fiction, nous suspendons notre incrédulité. Comme dans bien des autres sphères de notre vie, nous considérons que le pouvoir est une source de divertissements et de distractions.

Mais, au fond la tendance pour l’anti-establishment est révélatrice de notre indifférence la plus complète à l’égard des institutions qui détiennent le pouvoir sur nous, de notre difficulté à saisir les enjeux, et, avouons-le de notre épuisement. On s’excite devant les bouffons, on célèbre leur avènement. Mais on oublie que le travail reste à faire et qu’une personne ne saurait à elle seule changer les choses. Arrêtons de parier sur la fin des institutions, ne nous laissons pas duper par les promesses dites radicales et les capacités prétendument exceptionnelles de quelques-uns. La quantité infinie de travail – les ponts à construire, les universités à administrer, les soins à donner, les décisions à prendre, les jugements à rendre – ne s’effacera pas avec l’arrivée au pouvoir des idiots. Assumons nos responsabilités et poursuivons le travail.


1) On consultera à ce sujet :
http://news.nationalpost.com/news/canada/canadian-politics/like-father-like-son-kenney-says-justin-trudeaus-arrogant-anti-alberta-attitude-is-as-bad-as-pierre-trudeaus
Ou
http://www.huffingtonpost.ca/lindsay-meredith/justin-trudeau-liberal-leadership-western-canada_b_1940699.html

2) À lire :
http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/jun/20/pope-francis-dogma-birth-control

Commentaires

  • Oh la la la Jonathan....beaucoup de matière à réflexion

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