Le phénomène qu'est l'interaction entre les politiciens et les fonctionnaires est infiniment complexe et fragile, mais aussi indispensable au bon fonctionnement de l'État. Comme les élus et les fonctionnaires participent ensemble à l'élaboration des politiques publiques, l'établissement de relations harmonieuses entre eux permet une plus grande cohérence et une plus grande efficacité. Un exemple récent de l'actualité a toutefois démontré que les interactions sont loin d'être toujours harmonieuses.
En effet, les propos du ministre de l'Éducation, M. François Blais concernant son ministère ont été largement médiatisé au cours du mois d'octobre. Celui-ci aurait affirmé lors d'une rencontre avec l'ADEREQ que son ministère est vieillot, lent, s'appuie sur peu de données fiables et résisterait fortement à l'apport de tout changement. Plus encore, le ministre aurait suggéré que certains fonctionnaires pourraient se faire montrer la porte.
Ces propos, qui ont été rapportés dans les grands quotidiens, ne doivent pas rassurer les employés de ce ministère, qui évoluent déjà dans un environnement incertain. En effet, il faut se rappeler que de 2010 à 2015, ce sont cinq députés différents qui ont occupé le poste de ministre de l'Éducation, et que depuis l'arrivée du ministre Blais, l'organigramme du Ministère a été modifié. Ainsi, au cours des cinq dernières années, le Ministère de l'Éducation a dû, à l'arrivée de chaque nouveau ministre, s'adapter à leurs demandes et attentes particulières. Plus encore, on peut se douter qu'avec un tel roulement de ministres, ceux-ci n'avaient guère le temps de connaître et comprendre leur ministère en profondeur. Ces conditions pourraient-elles avoir créé une certaine méfiance des fonctionnaires envers le ministre, et, effectivement, une résistance aux changements proposés? Lorsque chaque projet débuté avec un ministre est remis en question par le suivant, et au rythme auquel cela se produisait, il est évident que les fonctionnaires ont dû avoir l'impression d'être dépassé par les événements.
En ce sens, la différente perception du temps qu'ont les fonctionnaires et les élus et la rotation rapide de ministre n'a pu que représenter un obstacle supplémentaire dans l'établissement d'une relation stable entre M. Blais et les fonctionnaires de son ministère. À force de bâtir des projets qui sont ensuite rejetés, il est possible que les fonctionnaires en soient venus à perdre de l'enthousiasme pour les réformes, qui ne semble jamais aboutir. Un exemple qui peut être ici donné concerne l'abandon du projet des fusions scolaires, sur lequel le ministère travaillait depuis plus d'un an. Soumis à la réalité électorale, M. Blais tente d'apporter des changements rapides, dont les résultats seraient, autant que possible, appréciables au cours de son mandat. De leur côté, les fonctionnaires, qui ont un horizon beaucoup plus large, cherchent davantage à trouver des solutions et programmes qui auraient des effets positifs à long terme. Ils n'ont donc pas le même sentiment d'urgence qu'a M. Blais. La perception du ministre de l'Éducation selon laquelle son ministère est particulièrement lent peu être en partie expliquée par ces facteurs.
On peut comprendre également que dans le contexte d'austérité, les tensions entre les ministres et les fonctionnaires doivent être exacerbées. En effet, un ministre qui défend les programmes de son ministère, tente de le protéger des compressions et essaie même d'aller chercher des ressources supplémentaires a davantage de chance de développer une bonne relation avec ses fonctionnaires, puisqu'ils partageraient tous des intérêts communs. Les fonctionnaires qui d'une part voient leur budget diminué et d'autre part se font demander de fournir les meilleurs services possible doivent avoir l'impression d'être laissés à eux-mêmes.
On attend habituellement d'un ministre qu'il défende l'image publique de son ministère. Or, les commentaires du ministre Blais s'y attaquaient plutôt, et il n'est pas surprenant dans cette situation que le Syndicat de la fonction publique et parapublique se soit rapidement mêlé à la discussion pour défendre le ministère de l'Éducation. De telles allégations auraient pu limiter le pouvoir du ministre au sein de son propre ministère et augmenter la résistance aux changements. En effet, comme le souligne Claude Morin (dans Michaud, 2011), une condition sina que non à la réalisation de réformes est l'absence absolue de mépris du ministre à l'égard de ses fonctionnaires. M. Blais ne pouvait donc se permettre d'avoir un conflit avec les travailleurs de son ministère, surtout de façon aussi médiatisée que cela l'a été.
Le ministre de l'Éducation a donc dû réagir rapidement pour réparer les pots cassés, et a promptement réitéré sa confiance en son ministère et ses fonctionnaires, soulignant leur savoir-faire, leur expertise et leur appui.
Mais la relation entre les fonctionnaires et le ministre ne repose pas que sur les épaules du ministre, et certaines remarques de M. Blais méritent qu'on s'y attarde. Par exemple, selon lui, la plupart des experts invités à s'exprimer seraient choisis pour leur positionnement semblable à ceux des hauts fonctionnaires. Si cela est vrai, les fonctionnaires manqueraient grandement à leur responsabilité de servir le gouvernement de façon objective et impartiale. Pour qu'un ministère soit efficace, le ministre doit avoir confiance dans les informations qui lui sont données. La confiance représente d'ailleurs l'une des récompenses du bon travail des fonctionnaires.
Bien sûr, les éléments soulignés ici ne comprennent qu'une partie du problème. Il est tout à fait possible que le ministère de l'Éducation soit particulièrement difficile à diriger. Un autre ministre aurait d'ailleurs donné raison à M. Blais sur la question de la forte résistance au changement qu'on trouverait au ministère de l'Éducation. Toutefois, les éléments ici présentés démontrent la complexité du maintien d'une bonne relation entre les élus et les fonctionnaires.
Joliane Boulay