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La Charte et la politique judiciarisée

L’enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés, en 1982, s’est inscrit dans un processus de constitutionnalisation pour reconnaître les libertés publiques dans la Loi constitutionnelle de 1982. Cet instrument de protection porte comme objectif principal de procurer plus de pouvoirs aux citoyens et de leur offrir un recours devant les tribunaux afin d’obtenir le respect de leurs droits garantis par cet instrument, face aux pouvoirs publics. L’État canadien est venu consolider la suprématie judiciaire en permettant un contrôle judiciaire de la constitutionnalité de l’action publique. La Charte a ainsi accordé un pouvoir plus ample aux tribunaux canadiens au détriment des législatures, puisqu’elle s’applique à toute règle de droit au Canada[1], dont aux lois du Canada, des législatures et du Parlement. Les lois doivent donc respecter les principes de base prévus dans la Constitution, et donc dans la Charte, sous peine d’action d’un tribunal indépendant qui peut vérifier la conformité avec la Constitution. Malgré la présomption de constitutionnalité d’une loi, la Cour est parfois amenée à s’opposer au législateur et à lui imposer, par exemple, d’annuler une décision. C’est là que, pour certains, les effets de la Charte entraînent un activisme judiciaire pouvant créer de réels problèmes au niveau de la séparation des pouvoirs.

Durant ses 30 premières années, la Charte a donné lieu à de nombreuses décisions judiciaires dont certaines demeurent très controversées. La Charte continue donc à alimenter de nombreux débats sur l’interprétation qu’en font les tribunaux. Plusieurs auteurs se sont penchés sur ce phénomène d’activisme judiciaire canadien créé par la Charte, allant même jusqu’à le décrier et à parler d’une « judiciarisation du politique » ou d’une « politisation du judiciaire ». C’est à travers la visibilité croissante du processus judiciaire de création du droit - « law-making »- qu’on voit que le pouvoir judiciaire se politise, en se positionnant quant à des enjeux politiques. Il vient ainsi prendre la place initiale des représentants politiques. Avec la Charte, les tribunaux ne peuvent refuser de recevoir une demande pour la raison que le sujet relève du politique ou parce que la nature des questions soulevées est abstraite. Les juges se trouvent à rendre des décisions politiques et à créer du droit. Faut-il craindre alors qu’on sélectionne les juges en fonction de leur allégeance politique et que les tribunaux deviennent une branche du parti au pouvoir à Ottawa?[2]

Pour d’autres, ce sont les conséquences de l’entrée en vigueur de la Charte sur le fonctionnement des institutions politiques qu’il faut craindre. La Charte aurait été imposée aux citoyens canadiens pour dépolitiser la protection des droits et libertés en la transférant du pouvoir législatif au pouvoir judiciaire et pour régler la question linguistique au Canada et au Québec. Elle serait un « moyen de contourner la volonté populaire »[3]. Une des principales critiques de la Charte est qu’elle transférerait les questions fondamentales de l’arène politique à l’arène judiciaire. Le Canada étant un régime démocratique, ces questions devraient plutôt être débattues par les acteurs politiques, élus du peuple. Alors que les défenseurs de la Charte voient l’opportunité d’un meilleur accès pour les citoyens au processus d’élaboration des lois, le contrôle judiciaire, mis en œuvre comme instrument d’interprétation de la Charte, semble établir un nouveau type de démocratie, caractérisée par un rabaissement de la souveraineté parlementaire et un renforcement du contrôle judiciaire. La Charte formule des idéaux abstraits, laissant une grande latitude aux juges dans leur interprétation. N’étant pas tenus de rendre des comptes, contrairement aux décideurs politiques, leurs décisions quant à une loi perdent la nature démocratique qui les accompagne normalement.

L’arrêt R. c. Morgentaler[4] (1988) représente l’ampleur du pouvoir judiciaire. L’art. 251 du Code criminel interdisait l’avortement. Un processus lourd et inégalitaire devant un comité pouvait autoriser un avortement « thérapeutique ». Si elle ne remplissait pas les critères du comité et qu’elle se faisait avorter, la femme était passible d’une peine d’emprisonnement, tout comme son médecin. Les notions de vie, liberté et sécurité de la personne, mais aussi celle des principes de justice fondamentale, ont été élargies. Cela permet d’éviter un recours trop fréquent à l’article 1 pour justifier une violation des droits protégés par l’article 7. La Cour Suprême du Canada (CSC) a annulé l’article 251 du Code criminel et ainsi invalidé l’avortement thérapeutique.

Dans l’arrêt Vriend[5] de 1998, une loi provinciale prévoyait des motifs de discrimination illégaux sans inclure l’orientation sexuelle. De fait, elle ne défend pas de manière égale les gens homosexuels, allant à l’encontre de la Charte qui protège contre les discriminations illicites. La Cour a imposé un choix de société, soit que l’orientation sexuelle doit être incluse comme motif de discrimination illicite. La CSC explique que le contrôle judiciaire établit en fait un dialogue entre le judiciaire et le législatif, le judiciaire envoyant un message au législatif en lui exigeant d’exercer son pouvoir « de façon conforme à la Constitution ». La Cour doit vérifier ce que l’État aurait choisi de faire s’il savait ou avait su qu’il était tenu d’inclure l’orientation sexuelle pour rendre la loi compatible. La Cour a conclu que l’État aurait préféré une loi qui prévoit l’orientation sexuelle comme motif de discrimination plutôt qu’aucune disposition protégeant les droits de la personne.

En 2005, la CSC a fait face à un cas politiquement sensible. Dr Chaoulli et M. Zeliotis invoquaient une violation du droit à la vie, à la sûreté et à l’intégrité de la personne, due à l’interdiction de la vente d’assurance privée pour des services couverts par les régimes publics d’assurance hospitalisation et d’assurance-maladie du Québec, dans un contexte où les listes d’attentes déraisonnables du système de santé public affectaient des personnes pour obtenir certains soins. L’objectif de l’État était de préserver l’efficacité du système de santé public. La Cour a déclaré que l’interdiction d’accès à des polices d’assurance privée, i.e. un système privé de santé parallèle, était contraire à la Charte. En exerçant son contrôle judiciaire, la Cour a remis en question le choix politique fait par le gouvernement.

Dans Chaoulli, on assiste à cette judiciarisation du politique, où les juges font un choix politique à la place du gouvernement élu. La dissidence avait d’ailleurs dit que cette question ne devait pas être tranchée par les tribunaux, qui doivent faire preuve de retenue judiciaire et respecter le rôle des autres pouvoirs lorsqu’il s’agit de remettre en cause la structure complexe d’un programme social aussi important que celui du système de santé du Québec. Pourtant, en soulevant l’interdiction d’assurance privée, la Cour n’a pas réglé le problème des listes d’attente puisque « le rôle des tribunaux s’arrête là où la conception des politiques sociales commence »[6]. Toutefois, la Cour a symboliquement averti le gouvernement du Québec quant à la situation des listes d’attente déraisonnables qui affectent son système de santé public en adoptant une mesure coercitive minimale lui laissant une marge de manœuvre pour régler la question de par ses propres pouvoirs, sans avoir réellement empiété sur sa compétence. C’est par ce même processus judiciaire que la Cour a respectivement appliqué une interprétation large de la loi et annulé une disposition inconstitutionnelle dans les arrêts Vriend et Morgentaler afin que les actes des pouvoirs législatif et exécutif soient conforme à la Charte et aux droits et liberté garantis par celle-ci. Dans ces arrêts, la CSC a rempli son devoir, celui de protéger les droits des citoyens garantis dans la Charte, face aux législatures. Les arrêts Morgentaler et Vriend sont de parfaits exemples de l’exercice du rôle de protection des tribunaux, les décisions se concluant par une plus grande protection du citoyen face à des textes législatifs qui ne respectaient pas la Charte.

Le législateur a, par l’enchâssement même de la Charte, défini certaines balises bien précises afin de délimiter le rôle des tribunaux dans l’interprétation de cet instrument de protection. Ainsi, l’article premier de la Charte constitue une clause limitative permettant au pouvoir législatif de justifier une violation d’un droit de la Charte dans le cadre d’une société libre et démocratique. De plus, par la clause nonobstant de l’article 33, la législature peut décider d’exclure ses lois de l’application de la Charte. Cet article permet de maintenir un équilibre entre la suprématie judiciaire et la souveraineté parlementaire. Les autorités publiques peuvent choisir de faire primer une loi en particulier sur une disposition de la Charte, choix qu’elles devront justifier face au peuple. Cette disposition démontre que les juges n’ont pas une autorité absolue sur les choix politiques exercés démocratiquement. Toutefois, il serait faux de prétendre que les juges ne disposent d’aucun moyen pour contraindre les législatures. Comme l’a bien démontré la jurisprudence des dernières années, les juges peuvent adopter certaines mesures afin de soumettre les lois des législatures aux dispositions de la Charte lorsqu’elles entrent en violation avec les droits et libertés garantis par celle-ci. Il faut cependant que les tribunaux respectent l’action législative et les intérêts collectifs et sociétaux que représentent la législation lorsque vient le temps de se prononcer sur une mesure visant à corriger une contravention à la Charte. Plusieurs dossiers, qui se retrouvent devant les tribunaux, comportent des éléments éminemment politiques où un consensus réel n’existe pas dans la société et c’est là où peuvent errer les tribunaux, en excédant leur rôle et en prenant des décisions qui ne découlent pas de leur compétence et où les solutions devraient être apportées par le pouvoir législatif. Les tribunaux se retrouvent ainsi à faire du « law-making », et on se retrouve alors en pleine judiciarisation du politique.

Quant au choix du remède approprié, les juges devraient davantage collaborer avec le pouvoir législatif pour éviter des distorsions en opposant la décision d’une poignée de personnes nommées à celle de représentants démocratiquement élus pour représenter la population. Les tribunaux ne doivent jamais oublier le rôle du législateur lorsqu’ils se prononcent sur une mesure visant à rendre une loi conforme à la Charte : ils doivent laisser le soin de trancher cette question, ou du moins une certaine marge de manœuvre, à la législature. Cette tâche lui incombe et elle a de multiples options, dont le choix d’invoquer la disposition de dérogation (art.33). Les tribunaux ont le rôle d’évaluer si les dispositions d’une loi sont constitutionnelles mais doivent faire preuve de retenue et ne pas imposer une solution.

Les critiques de la judiciarisation du politique ou de la politisation du judiciaire se basent surtout sur une conception étanche de la séparation des pouvoirs. Or, la constitutionnalisation des droits et libertés individuels par l’enchâssement de la Charte a donné un pouvoir de protection aux tribunaux, bien délimité par l’article premier et l’article 33 de la Charte, par lequel ceux-ci peuvent examiner les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif au nom des citoyens. Contrairement à ce que la théorie peut laisser croire, il n’y pas de compartimentation étanche qui sépare clairement le judiciaire du législatif dans la réalité, et il peut exister une certaine symbiose ou collaboration entre les deux. Le pouvoir d’influer sur les lois et incidemment sur le politique se fait donc de façon naturelle par le processus décisionnel des tribunaux en marge de la Charte, mais aussi d’une façon respectueuse envers les fonctions des pouvoirs législatif et exécutif, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux. La Cour Suprême et les autres tribunaux canadiens semblent, à ce jour, avoir exercé leur rôle dans l’interprétation de la Charte canadienne en toute conformité avec les pouvoirs qui leur ont été accordés par la Constitution. Il n’existe donc pas de réelle politisation du judiciaire ou judiciarisation du politique qui transgresserait véritablement la séparation des pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif prévue par cette Constitution.

Joanie G.



[1] Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R-U), art. n°52

[2] Peter H. Russell (1987), « The Paradox of Judicial Power », 12 Queen’s L.J. 437.

[3] Michael Mandel (1996), La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique, Montréal, Boréal, aux pp 64-65.

[4]R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30

[5]Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493.

[6]Marie-Claude PREMONT, « L’affaire Chaoulli et le système de santé du Québec : cherchez l’erreur, cherchez la raison », Revue de droit de McGill, vol.51, note 11, par.197.

 

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