Le cas des compteurs d’eau à Montréal: la faiblesse d’une ville pour le privé
À Montréal, la consommation de l’eau par personne se chiffrerait à environ 1 100 litres par jour, elle est nettement supérieure à celle d’autres grandes villes canadiennes comme Calgary (568 litres par jour), Edmonton (543 litres par jour), Toronto (594 litres par jour) et Ottawa (415 litres par jour). Les experts avancent qu’entre 20 % et 40 % de l’eau distribuée dans le réseau de la Ville serait perdue principalement dues à des fuites qui existent dans le réseau. D’où l’urgence de l’installation des compteurs d’eau pour permettre à la Ville d’établir le bilan de la production et de la consommation de l’eau, soit d’estimer la différence entre l’eau produite et distribuée par les usines de traitement et l’eau consommée par les différents utilisateurs. Cette différence constituerait les pertes d’eau estimées dans le réseau.
L’histoire des compteurs d’eau se séparent en deux volets. Initialement le mandat était seulement constitué d’un volet nommé le projet ICI (industries, commerces et institutions – ICI) qui se définit par l’installation de compteurs d’eau afin de mesurer la consommation d’eau dans les immeubles utilisés en tout ou en partie à des fins non résidentielles. Toutefois, en cours d’exécution du mandat de services professionnels confié à BPR Inc. pour la réalisation du projet ICI, l’ajout d’un deuxième volet, portant celui-là sur la gestion en temps réel du réseau, a été suggéré par ces experts-conseils et approuvé par les responsables du projet et le comité exécutif de la Ville. Ce deuxième volet est référé par « optimisation du réseau ». Nous verrons que le manque de vigilance et de conscience de la ville de Montréal face aux intérêts du secteur public lors de l’attribution des contrats a mis la ville dans l’embarras.
En premier, les orientations et finalités du secteur public versus le secteur privé sont complètement différentes. D’abord, le secteur privé répond à la demande du marché et non à une demande sociale, culturelle et économique. Ainsi, la ville est confrontée à la multiplicité des buts qui génère un coefficient de complexité et doit respecter les limites d’un budget stricte sachant qu’elle fait affaire avec les deniers publics alors que pour le privé le but ultime demeure le profit. Initialement les coûts des travaux pour l’installation et l’exploitation de compteurs dans les ICI, tels que présentés au comité exécutif, étaient de 32 M$, auxquels devaient s’ajouter des honoraires pour services professionnels de 4 M$, pour un total de 36 M$. Mais le 29 novembre 2007, l’attribution du contrat est allée à GÉNIeau, Groupe d’experts, S.E.C., pour un montant de 356 millions de dollars. À cette somme s’ajoutent d’autres dépenses « hors contrat » qui totalisent la somme de 68 M$, incluant les taxes. Ce contrat a été signé par les parties le 17 mars 2008. Cette différence astronomique est due à la quête du profit. Les coûts directs du compteur du montant initial de 677,60 $ grimpe jusqu’à un montant de 1 469,00 $, soit une majoration de 167 %. Ainsi, comme contribuable nous devons nous interroger sur la pertinence de ces frais et si un autre scénario aurait pu être choisi pour faire en sorte de diminuer ceux-ci.
D’autant plus que l’horizon du secteur public devrait être plus vaste dans le temps et l’espace. Néanmoins, la Ville a accepté qu’après avoir débourser ces coûts faramineux que tout le système de transmission de données greffé aux compteurs ICI et aux compteurs sur le réseau de distribution demeurera, à la fin du contrat, la propriété de GÉNIeau. Pouvons-nous économiquement justifier des dépenses de plus de 400 M$ sur 25 ans, qui peuvent être encore plus élevées si on tient compte des incertitudes soulevées par le choix de la solution technique, pour réaliser des économies de 19,8 M$ annuellement?
La Ville doit apprendre que dans le privé tout ce qui n’est pas défendu est permis. Les entreprises privées vont essayer de transformer le contrat à leurs avantages, c’est dans leur nature. Toutefois, la Ville a la responsabilité de voir si ça convient aux objectifs ciblés. Le volet 2 du projet ne répond même pas aux priorités du réseau, ne permet pas d’optimiser le rapport efficacité-coût pour la Ville et les modifications contractuelles n’ont pas toujours respecté l’esprit de la Loi sur les cités et villes.
En second, le quantum de production est régulé différemment. Pour le privé c’est la compétition qui règle les prix. Mais il faut constater que l’inclusion des volets compteurs d’eau et l’optimisation du réseau dans un même appel de qualification, couplé avec des exigences de financement et de performance sévères, a eu pour résultat de réduire considérablement la libre concurrence. De plus, il faut savoir que BPR qui a fait les estimations sur lesquelles la Ville se basait pour évaluer la qualité des soumissions avait déjà signé un contrat avec Dessau pour près de 40 M$. Sachant que le consortium GÉNIeau est composé de Groupe-Conseil Dessau-Soprin et Simard-Beaudry Construction, il y avait un grand risque de collusion. Il aurait fallu que chacun des soumissionnaires signe un formulaire attestant l'absence de collusion dans l’établissement de sa soumission et que le contrat exige de l'entreprise transigeant avec la Ville qu'elle dévoile les relations d’affaires qu’elle entretient avec d’autres personnes ou sociétés afin de dissiper toute apparence de conflit d’intérêts potentiel. Mais une chance pour le public que la presse prend son rôle plus au sérieux, sinon le contrat n’aurait peut-être jamais été annulé à temps (ajoutons que la Ville doit quand même débourser 1% de la valeur du contrat à GÉNIeau). Néanmoins, le Contentieux de la Ville aurait du être impliqué dès le départ du projet. Un employé de la Direction du contentieux et un employé du Service des finances devraient être intégrés à l'équipe dès le début de tout projet d’envergure, et ce, jusqu'à l'octroi du contrat. Ces personnes auraient pour tâche de s’assurer que les changements qui pourraient être apportés tout au long du processus aux conditions de l’appel d’offres n’ont pas pour résultat de dénaturer le projet initialement envisagé. Un comité de réflexion devrait revoir les mécanismes de contrôle et la gouvernance à la Ville de Montréal, et la Ville devrait organiser une formation en éthique pour les élus, la direction, les gestionnaires et le personnel concerné par le processus d'approvisionnement, d'acquisition et de réalisation des contrats et de suivre le Code d'éthique implanté le 24 septembre 2009.
La grande leçon que la Ville devrait retirer de toute cette histoire est qu’elle devrait au moins respecter l’ordre du contrôle. Toujours le faire a priori et à l’aide de normes et de directives. Il faut mentionner que plusieurs fonctionnaires se sont interrogés sur la rapidité avec laquelle le volet 2 avait pris préséance sur le volet 1 et sur son inclusion dans un processus d’appel de qualification sans avoir procédé au préalable à toutes les analyses et les études rigoureuses (entre autres des études de faisabilité et de rentabilité) normalement requises pour un projet de cette ampleur. Il va s’en dire qu’une évaluation systématique et approfondie des bénéfices attendus d’un projet doivent être réalisée avant sa mise en œuvre. Car l’évaluation de ces bénéfices, qu’ils soient monétaires ou non, est essentielle à la prise de décision relative à la réalisation du projet.
(1) BERGERON, Rapport du vérificateur général au conseil municipal et au conseil d’agglomération sur la vérification de l’ensemble du processus d’acquisition et d’installation de compteurs d’eau dans les ICI ainsi que de l’optimisation de l’ensemble du réseau d’eau de l’agglomération de Montréal, 2009.