L’autonomie professionnelle : à promouvoir ou à dissimuler? Blog #2
Je me souviens de ma première année de travail au sein d’une équipe de professionnels au CLSC travaillant auprès des familles et des jeunes en difficulté, comme étant une année de « surprises ». Des surprises au niveau de la culture organisationnelle et de la culture de travail, notamment au niveau de l’importance ou plutôt de la « surimportance » accordée à l’autonomie professionnelle. Toutes les occasions étaient bonnes pour clamer haut et fort l’autonomie professionnelle des intervenants. Cette culture était tellement ancrée dans les habitudes, que je croyais presque voir une équipe (et le mot est vite dit, car il s’agissait davantage d’individus travaillant dans le même corridor) de travailleurs autonomes. Des professionnels qui, rappelons-le, sont payés par les contributions de tous et chacun, mais qui veulent faire leur travail de façon autonome et ne pas avoir de compte à rendre à personne : « je n’ai pas de compte à rendre au boss quant au nombre de dossiers que j’ai ! » Imaginez ! Ce fut tout un choc pour moi qui arrivais d’un milieu où il y avait un réel travail d’équipe, partage des tâches, communication efficace, et pour moi qui crois fortement que nous ne sommes pas des travailleurs autonomes et que nous avons des comptes à rendre à notre patron ainsi qu’à la population. Je désire donc m’entretenir sur le sujet de l’autonomie professionnelle puisque je crois que cela engendre différents enjeux de gestion et de relation de travail dans plusieurs milieux, qu’il s’agisse de milieu de santé, de services sociaux et probablement même dans les milieux corporatifs où l’on retrouve différents corps professionnels. Les enjeux principaux sont notamment au niveau des ressources humaines, au niveau de la collaboration interprofessionnelle et au niveau de la performance.
L’Autonomie professionnelle, de quoi parle-t-on au juste ?
L’autonomie professionnelle, est-ce être complètement autonome, libre de choisir sa clientèle, de la durée de l’intervention, des approches d’intervention, sans avoir à rendre des comptes à qui que ce soit ou simplement sentir que l’on a une marge de manœuvre confortable dans laquelle nous pouvons intervenir selon notre personnalité, nos compétences et nos habiletés, tout en respectant les demandes de notre supérieur ? Ce dont à quoi j’ai été confronté est malheureusement une équipe qui aurait voulu être complètement autonome et ne rendre des comptes à personne sauf aux clients. Ce qui à mon avis ne fait aucun sens au public. Est-ce à la population québécoise de payer pour une psychothérapie de 3 ans d’une dame qui désire faire de la croissance personnelle ? Entendons-nous, je suis loin de dire que la psychothérapie n’est pas utile, mais je crois que le secteur public ne devrait pas payer des psychothérapies à qui bon le veut, tout comme la RAMQ ne rembourse pas les massothérapeutes. Lorsqu’il s’agit de psychothérapie dans le but de rendre la personne fonctionnelle dans toutes les sphères de sa vie, je suis d’accord, mais entendons-nous d’abord jusqu’où nous irons, et c’est pourquoi, selon moi, nous devons être encadrés comme professionnel.
Cependant, ce que j’ai observé c’est que les équipes en quête d’autonomie professionnelle sont résistantes à toute forme d’encadrement ou de supervision professionnelle, puisque cette dernière est perçue comme un moyen de contrôler leur travail. Bien entendu, la supervision professionnelle comporte une certaine partie d’encadrement administratif, notamment au niveau de la charge de travail et de la méthode de travail (respect du cadre de référence), mais l’objectif avant tout, est de s’assurer de la qualité du service rendu, d’accompagner et de soutenir l’intervenant dans son travail clinique. Les services rendus par le secteur public doivent être universels et accessibles à tous dans un délai raisonnable. C’est-à-dire que les services offerts dans les différents CLSC de la province devraient tout compte fait se ressembler et ils devraient être accessibles lorsque les gens sont en difficulté. Mais répondons-nous à ces critères lorsqu’un psychologue, pour ne prendre qu’un exemple, s’engage dans une psychothérapie avec une dame qui veut réfléchir à sa vie et que cette psychothérapie dura 3 ans alors que la liste d’attente pour les psychologues est de 2 ans ? Et qui plus est, si le psychologue en question a décidé que lui il aimait ça faire de la psychothérapie plutôt que de l’intervention cognitivo comportementale pour l’anxiété comme le cadre de référence de son programme le prescrivait, parlons-nous d’universalité ? Non seulement la supervision professionnelle permet de s’assurer de la qualité des services offerts, et du respect du cadre de référence dicté par le ministère, mais elle permet d’offrir un soutien et un accompagnement aux professionnels. La même équipe qui prônait l’autonomie professionnelle s’est aussi reconnue, être une équipe qui se plaignait d’isolement, de manque de soutien du supérieur et d’épuisement. Force est de constater qu’une trop grande autonomie professionnelle n’est profitable pour personne, ni pour le professionnel qui finit par être épuisé et se sentir isolé, ni pour le gestionnaire qui peine à répondre à ses objectifs de gestion. D'ailleurs, comment faire pour évaluer la « performance » de ces professionnels s’il n’y a pas de supervision ? Alors, pourquoi tant de résistance de la part des professionnels et pourquoi si peu de leadership de la part de la gestion pour ramener la question d’autonomie professionnelle à un équilibre sain pour tous ?
Les actes réservés alliés à l’autonomie professionnelle, mais un piège à la collaboration interprofessionnelle ?
Depuis plusieurs années, les différents ordres professionnels mènent des combats pour s’approprier des actes professionnels « réservés » pour être les seuls à pouvoir les exercer, un peu comme les médecins. Certainement qu’il est intéressant individuellement de se voir octroyer un certain nombre d’actes réservés, on voit là une forme de reconnaissance. Mais des actes réservés entraînent aussi selon moi, un cloisonnement de la pratique. Ne sommes-nous pas en train de jouer sur les conditions gagnantes de la collaboration interprofessionnelle, du travail multidisciplinaire ? Je ne peux m’empêcher de penser que l’augmentation des actes réservés ne fera qu’envenimer les relations entre les différentes professions, une guerre de clôture, j’imagine très bien des professionnels se passer la réflexion suivante, « c’est quoi, il y a 2 ans j’étais habileté à le faire et maintenant je ne le suis plus ??? ». La poursuite de la quête d’autonomie professionnelle par les actes réservés n’aura-t-elle pas comme conséquence de nous ramener vers un travail en silo ?
Je crois, que nous avons une réflexion à faire sur ce sujet tant comme professionnel que comme gestionnaire puisqu’il y a des impacts aux deux niveaux. Je crois, que comme professionnel nous devons nous rappeler que si nous avons décidé de travailler dans le secteur public plutôt que comme travailleur autonome, il est normal et souhaitable que nous ayons des comptes à rendre, que nous ayons un cadre d’intervention clair à respecter et que nous devions répondre à un certain nombre d’indicateurs de performance. Et comme gestionnaire, je considère que nous devons nous rappeler qu’il est souhaitable de trouver un juste milieu où le professionnel sentira qu’il a une marge de manœuvre confortable pour agir selon sa personnalité et ses compétences, mais que comme gestionnaire il appartient à nous de mettre et de faire respecter le cadre pour assurer le bon fonctionnement.
Commentaires
Le texte précédent amène une réflexion pertinente et importante sur les professionnels de la santé au Québec. On peut ressentir de la frustration devant l’inertie apparente du système de santé. Pourtant, le système est en réalité extrêmement dynamique et repose sur un équilibre précaire entre les différentes pressions externes et internes : groupes professionnels, syndicats, associations des malades, etc. Le gestionnaire, qui doit composer avec des cadres financiers et des objectifs de performance, se trouve souvent au centre de ces tensions. Au nom du service rendu au client, le prestataire de service peut utiliser toutes les ressources disponibles pour un patient, ou donner un service raisonnable à une multitude de patients. Il s’agit d’un dilemme éthique qui hante la conscience de chaque professionnel de la santé, d’autant plus présent chez le gestionnaire à qui on demande des comptes à ce sujet. Qu’arrive-t-il lorsque les professionnels de la santé font abstraction de cette réalité éthique. Quels sont les recours possibles. L’Autonomie professionnelle est-elle une justification adéquate ?
Rappelons-nous les facteurs qui justifient la constitution d’un ordre professionnel, tels qu’ils sont définis dans le Code des professions (article 25).
1. les connaissances requises pour exercer les activités des personnes qui seraient régies par l’ordre dont la constitution est proposée ;
2. le degré d’autonomie dont jouissent les personnes qui seraient membres de l’ordre dans l’exercice des activités dont il s’agit, et la difficulté de porter un jugement sur ces activités pour des gens ne possédant pas une formation et une qualification de même nature ;
3. le caractère personnel des rapports entre ces personnes et les gens recourant à leurs services, en raison de la confiance particulière que ces derniers sont appelés à témoigner, par le fait notamment qu’elles leur dispensent des soins ou qu’elles administrent leurs biens ;
4. la gravité du préjudice ou des dommages qui pourraient être subis par les gens recourant aux services de ces personnes par suite du fait que leur compétence ou leur intégrité ne seraient pas contrôlées par l’ordre ;
5. le caractère confidentiel des renseignements que ces personnes sont appelées à connaître dans l’exercice de leur profession
Le Code des professions (article 26) stipule également que :
« […] le droit exclusif d’exercer une profession ne peut être conféré aux membres d’un ordre que par une loi ; un tel droit ne doit être conféré que dans les cas où la nature des actes posés par ces personnes et la latitude dont elles disposent en raison de la nature de leur milieu de travail habituel sont telles qu’en vue de la protection du public, ces actes ne peuvent être posés par des personnes ne possédant pas la formation et la qualification requises pour être membres de cet ordre.
Il est difficile pour un gestionnaire de juger de qualité d’un acte fait par un professionnel de la santé s’il ne fait pas partie de son ordre, car il n’en a pas la légitimité, ni les connaissances requises. Un mécanisme de contrôle de qualité souvent utilisé chez les médecins est une révision des actes par les pairs. Des réunions hebdomadaires de contrôle de qualité sont organisées où des dossiers de patients sont choisis au hasard et révisés. On effectue des réunions de mortalité et morbidité où les cas de complications associées au traitement sont présentés par le médecin responsable et analysés en groupes. On encourage la participation aux réunions interdisciplinaires de médecins spécialistes et généralistes pour discuter du meilleur traitement à offrir dans certains cas complexes.
Les pairs sont aptes à discuter de la pertinence d’un traitement, de son utilité ou de sa futilité. Lors d’utilisation de ressources communes (temps de salle d’examen, utilisation d’appareils radiologiques, etc), ils sont aussi motivés à critiquer une pratique peu efficiente. Le professionnel critiqué devra se défendre par la littérature propre à son ordre, son expérience, la pratique usuelle et/ou le code de déontologie de l’ordre en question. La critique par les pairs est un mécanisme de contrôle beaucoup plus efficace que n’importe quelle rencontre avec un gestionnaire, même s’il possède une autorité formelle sur le professionnel. Dans le cas d’une évaluation par ses pairs, l’autorité morale est plus puissante et a plus d’impact pour s’assurer de limiter un comportement déviant.
Dans un deuxième temps, on peut obliger la participation du professionnel dans des rencontres interprofessionnelles où il sera amené à rencontrer la réalité d’autres professionnels de la santé. Cela peut l’amener à réaliser quelles pressions il engendre sur le système de santé pour son patient, alors que d’autres professionnels ont besoin de ressources de façon aussi urgentes, sinon plus. Il ne pourra plus s’isoler dans sa tour d’ivoire professionnelle, au nom de son autonomie et de ses responsabilités. En contact avec la réalité de besoins différents de chaque patient, la pression morale devient aussi plus importante.
Le gestionnaire se doit donc de concilier les besoins des patients (de soins accessibles et de qualité), des professionnels qui forment son équipe (des ressources permettant des soins de qualité, de la formation continue, un milieu stimulant, un climat de travail propre aux échanges et aux innovations) tout en répondant aux exigences de ses supérieurs (ressources limitées, soins accessible au plus grand nombre, assurance de qualité). L’autonomie professionnelle ne peut devenir un rempart contre les comptes à rendre au public. Ce n’est qu’une pression de plus dans l’équilibre complexe mais stimulant du système de santé et des services sociaux.