LA COMPLEXITÉ DU SECTEUR PUBLIC EST-ELLE UTILE? Par El Hadji Sawaliho Bamba Goupe du jeudi Hiver 2010
Suite à l’échec des politiques interventionnistes de l’état dans les années 30, l’administration publique continue d’être au centre de nombreuses critiques. La plus constante provient des tenants de la politique du « Public choice ». Pour eux, l’incapacité des programmes publics à réduire la pauvreté s’explique par les intérêts égoïstes des acteurs clés des organisations publiques ; l’administration publique est prise en otage par les intérêts de toute nature des politiciens, des leaders des différents groupes de pression, des fonctionnaires et des agents du secteur public. Cette réalité biaise fondamentalement la définition de l’intérêt général qui fonde l’action du secteur public.
Le second volet de la critique se réfère a la défaillance structurelle des organisations publiques qui se caractérisent par une complexité tant dans le niveau hiérarchique que dans le processus de prise de décision. Ce qui rend inefficaces et inefficientes les structures publiques. Pour eux, la complexité du secteur public est un handicap si important qu’on peut questionner son utilité. Au point que Osborne et Gaebler (1992) pensent qu’il faut remplacer le secteur public par le secteur privé des lors que ce dernier peut mettre en œuvre les mêmes activités.
Si la complexité du secteur public ne fait l’objet d’aucun doute, on peut par contre douter du bien-fondé du jugement des tenants du « Public choice » sur son utilité. Raisonner comme tel revient à établir un lien de causalité entre complexité et inutilité. C’est ce que les tenants du « Public choice » n’hésitent pas à franchir.
Examinons la complexité du secteur public à la lumière de sa raison d’être et surtout des contraintes auxquelles le dit secteur est confronté pour mieux apprécier son utilité.
Les organisations publiques sont complexes en ce sens qu’elles sont l’objet d’un degré important de différenciation verticale et horizontale (Hatch, 2005. P.182). Elles sont également complexes par la nature spécifique de la communication administrative qui suppose une participation de toutes les sections du peuple. Enfin, elles sont complexes car le processus décisionnel, de type gradualiste, (Mercier, 2002, P.150) intègre la participation interactive de tous les citoyens.
La complexité des organisations publiques est-elle antinomique avec son utilité? En d’autres termes, le système complexe du secteur public peut-il suffire pour justifier qu’il est inutile ou non à la société?
Dans l’approche systémique des organisations, le sous système central de la raison d’être (PROULX, 2008, P.28) définit les orientations générales de l’organisation. À ce niveau, les organisations publiques doivent incarner « l’intérêt général que chaque citoyen définit à sa manière » (Joseph Facal, la presse, 2005) ; ce qui signifie que les organisations publiques sont censées refléter les préoccupations des différentes positions sociales dans la définition de leurs orientations générales. Cette réalité met en relief la difficulté de définir des orientations générales dans la mesure où le gestionnaire doit manipuler des visions, des valeurs et des cultures différentes pour y dégager des stratégies convergentes et satisfaisantes pour la majorité des citoyens. L’absence de paradigme socio- politique ne facilite pas également la définition des objectifs car « les citoyens sont divisés sur la direction à prendre » (Joseph Facal, la presse, 2005). Pour surmonter ces difficultés, le secteur public favorise la participation de citoyens dans l’élaboration des orientations générales au moyen des consultations électorales, de débats publics internes et externes, des sondages et des enquêtes. Ce faisant les administrations publiques utilisent le savoir disséminé dans la population (Obama, http://www.ledevoir.com, 2005) pour définir et pour élaborer les éléments de sa stratégie de service public.
Les médias et les groupes de pression, par certaines de leurs pratiques, complexifient la mission des gestionnaires du secteur public. Par exemple, on observe de plus en plus que les medias « traitent l’actualité comme une joute sportive » (Joseph Facal, la presse, 2005) entre les politiciens. Ils deviennent, par ce fait, des vecteurs de création et d’amplification de stress dans la gestion des administrations publiques. Mais peut-on se passer des medias dans le processus complexe de l’identification de l’intérêt général? Les medias sont des instruments de reflet des opinions des populations. De ce fait, ils permettent par exemple, aux acteurs politiques du secteur public de déterminer les déterminants contextuels qui influencent l’intérêt général. Les groupes de pression et les syndicats sont des baromètres qui reflètent les opinions à l’intérieur et à l’extérieur des organisations publiques. Leurs critiques aux processus de gestion des organisations publiques au moyen de leurs critiques facilitent l’atteinte des objectifs stratégiques. La participation des citoyens dans la définition et dans l’élaboration des orientations générales permet de questionner le bien-fondé des choix opérés pour mieux satisfaire les besoins des usagers et des bénéficiaires. Cet exercice de dialogue social avec les citoyens rapproche les citoyens des décideurs et légitime les actions publiques. Ce sont des conditions nécessaires pour « renforcer la qualité du gouvernement et (pour) améliorer la qualité des décisions » (Obama, http://www.ledevoir.com, 2005).
Les choix décisionnels complexes auxquels sont confrontés en permanence les décideurs constituent une contrainte majeure : servir les intérêts de l’ensemble des citoyens ou ceux de ses électeurs? Les ministres, par exemple, doivent-ils servir la vérité ou gérer leur carrière parlementaire? Servir la vérité peut signifier perdre son mandat parlementaire. Gérer sa carrière politique peut signifier entre autres, renoncer au serment de toujours mettre en avant l’intérêt général. Le choix est d’autant plus difficile que l’excellence des résultats ne suffira pas pour être réélu comme l’atteste Stephan Harper (2006), « Canadians need a public service that not only excellent, but connected to, all parts of society ».
La complexité de l’organisation publique porte également sur le processus décisionnel. Adopter un texte réglementaire en Conseil des ministres nécessite une démarche administrative impliquant différents niveaux hiérarchiques de l’État. On commence à produire un projet de règlement que l’on soumet à la critique publique. Cette étape, loin d’être une simple formalité, est fondamentale ; elle vise à légitimer un peu plus le projet de texte réglementaire. On le soumet au Conseil de trésor. Ici, il s’agit, entre autres, de s’assurer de la disponibilité des ressources indispensables à la mise en œuvre du projet. Enfin, l’avis du comité juridique assure la cohérence de l’acte réglementaire avec les dispositions juridiques antérieures au sommet desquelles se trouve la Constitution. Ce processus décisionnel illustre le rôle central de la démarche démocratique dans l’action publique ; le Peuple se trouve au début et à la fin du processus (constitution).
La prise en compte des différents intérêts stratégiques et tactiques des acteurs dans la définition des missions, la gestion du stress entretenu, par exemple, par le traitement conflictuel de l’actualité politique par les medias, constituent un aspect des difficultés de la gestion du secteur public. Peut-on en réalité se passer d’une telle complexité et réussir la mission de service public? En d’autres termes, est-il possible de prendre dans la gestion publique, des valeurs, des cultures différentes et faire en même temps l’économie de débats entre les acteurs sociaux? Peut-on se passer des médias et des groupes de pression pour atteindre les objectifs stratégiques des administrations publiques? Est-il possible d’adopter des règlements qui visent à provoquer des changements dans la société en ignorant les populations qui sont censées les vivre? Faire ces choix relèverait de l’incohérence et de l’irresponsabilité.
Au total, loin d’être un luxe, la complexité organisationnelle de l’administration publique est une nécessité dans l’atteinte efficace des objectifs stratégiques, c’est à dire dans la production des biens sociaux de bonne qualité. Si certains aspects des critiques du « Public choice » méritent l’attention des décideurs publics, la position sur la quasi inutilité de l’administration reliée à sa complexité est loin d’être convaincante. De plus, malgré sa flexibilité et sa domination ces trente dernières années, le secteur privé ne réussit pas toujours à apporter des solutions visibles à la réduction de la pauvreté encore moins à la problématique de la distribution des richesses. Au contraire, dans les pays en voie de développement, le secteur privé se confond aujourd’hui avec l’échec des politiques d’ajustements structurels véhiculées par le « Public choice ». Dans la plupart desdits pays, on note depuis la vague de la privatisation des années 1990, un accroissement continu du taux de pauvreté. En Côte d’ivoire, par exemple, il est passé ces dix dernières années de 32 à 50%. De sorte qu’avec Mercier (2002), on peut constater que certes, « nous sommes dans un cycle positif pour le secteur privé, mais que cela pourrait changer assez rapidement » tant les efforts de légitimation des décisions sont présents dans le secteur public.
El Hadji sawaliho Bamba Hiver 2010 Goupe du jeudi soir
HATCH M.J., (2005), « théorie des organisations de l’intérêt de perspectives multiples, Bruxelles, Belgique, éditions De Boeck Université, 418 p, ISBN 2-7445-0065.
Mercier, Jean (2002), « L'administration publique: de l'École classique au nouveau management public », Ste-Foy. PUL, 518 pages ISBN 2763778313
Notes du Cours de Trudel, Rémy, principes et enjeux de l’administration publique, Hiver 2010, École Nationale d’Administration Publique.
PROULX, D (2008), « management des organisations publiques, théorie et applications », Québec, PUQ, 331p, ISBN 2-7605-1420.
OSBORNE, D et Gaebler, T., (1992) Reinventing Government: How the Entrepreneurial Spirit is Transforming the Public Sector, Reading (Mass), Addisson-Wesley, cité dans Mercier, 2002.
Commentaires
El Hadji sawaliho
On va lire et déguster ça avec grand intérêt.
Bravo pour avoir osé!
Prof
La problématique que soulève Bamba sur l’utilité de la complexité du secteur public relève au-delà de cette complexité, d’une confrontation idéologique entre les tenants du « Tout Etat » et ceux du « Tout libéral ».
Il me paraît par conséquent nécessaire de tout d’abord relativiser dans une approche contingente l’échec des politiques interventionnistes présenté en introduction de son texte, car ces politiques ont connus bien de succès, des phases de croissance et de décroissance sur l’objet et la nature même des interventions publiques.
Le « laisser faire », la « main invisible » prôné par les thuriféraires du « public choïce » dans la régulation semi automatique des marchés vient encore de montrer ces dernières années et très récemment, l’échec total de toute une philosophie idéologique basée sur l’intérêt privé et individuel. La « main invisible » fait désormais appel à la « main visible » de l’Etat qui doit venir au secours de la déroute de tout un système.
Les intérêts égoïstes dont fait allusion BAMBA dans son texte comme un argumentaire des tenants du public choïce sur l’incapacité des programmes publics à répondre aux besoins de la population, se retrouve bien plus dans les lobbies des intérêts privés contrôlées par de gigantesques firmes multinationales qui ont de ce fait pris l’administration publiques en otage.
L’illustration la plus récente réside dans la gestion et l’administration du dernier programme national de vaccination contre la grippe H1N1 où les Etats se sont vus presque imposés par des groupes pharmaceutiques des vaccins n’ayant pas suivi tout le processus et les essais cliniques nécessaires avant leur utilisation, et ceci, aux dires des spécialistes et sommité en la matière.
La complexité du secteur public comme l’affirme BAMBA ne saurait donc être diamétralement opposée à son efficacité ou à son utilité, car son degré de complexité qui traduit aussi son degré d’organisation anticipe par voie de corollaire sur sa capacité à répondre de l’intérêt général.
L’essence même du service public est la satisfaction des besoins du public dans toutes leurs diversités et l’intérêt privé ne sert que des personnes privées qui ont un intérêt au service.
Il y a une unanimité universelle pour dire que l’administration publique est beaucoup plus complexe que le secteur privé. Et dans ce blog, Bamba a décrit à suffisance ce qui explique cette complexité. Surtout ce que les détracteurs du secteur public semble perdre de vue c’est que ce secteur produit des biens et services indivisibles d’une extrême complexité et dont les défis croissent avec le temps. La santé publique, par exemple, est un domaine complexe et ses défis croissent avec le vieillissement de la population (plus de maladie) et avec les progrès de la médecine (augmentation de l’espérance de vie). Il faut même reconnaître qu’on a parfois exagéré la complexité de l’administration publique compte tenu de sa mission. Les responsabilités du secteur public dépassent les questions d’efficacité à court terme. Et même là, complexité ne rime pas du tout avec inefficacité. Le système de santé du Canada en est une belle illustration. Le mouvement du Public Choice a au moins le mérite d’avoir suscité des réflexions sur les réformes à apporter au secteur public pour le rendre plus performant. Mais penser comme Osborne et Gaebler «qu’il faut remplacer le secteur public par le secteur privé» relève purement du lobbysme idéologique. Il suffit de se demander ce qu’il advient de la complexité quand on privatise. Disparaît-elle?