Le projet de Loi 10 : une réforme à l’encontre des grands courants
Le mois dernier, le Ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, Gaétan Barrette, annonçait la réforme du système de santé québécois via le dépôt du projet de Loi n°10[1]. Selon le Ministre, ce projet permettrait de réduire la bureaucratie, d’économiser 220 millions $ par année et de placer le patient au centre du système.
Pourtant plusieurs vois, comme l’ancien ministre de la santé, le Dr Réjean Hébert[2] ou des experts québécois en administration de la santé[3], tels que Paul Larmarche, professeur titulaire en administration de la santé à l’Université de Montréal, Damien Contandriopoulos, professeur et chercheur à la Faculté des Sciences infirmières de l'Université de Montréal, Lise Denis, ancienne directrice de l’Association québécoise d’établissements de santé (AQESSS), Diane Lavallée, actuelle directrice de l’AQESS[4], expriment leurs inquiétudes faces aux principales orientations de cette réforme jugée à contre-courant.
Premièrement, le projet de Loi 10 oriente le système de santé québécois vers une plus grande centralisation.
D’une part, via l’élimination du niveau local de gestion du réseau engendré par le regroupement des 182 établissements de santé en 28 supers-structures. N’est-il pas difficile, voir utopique, avec de telles structures (en moyenne par CISSS : 10 000 à 15 000 employés, près d’1 millions $ de budget, plus de 50 installations,…) d’être proche de l’usager ? Sans niveau local de gestion, il restera un niveau régional avec les CISSS et les hôpitaux supra-régionaux, mais surtout un super-niveau central au Ministère!
Et justement, les pouvoirs très importants que s’octroie ce super niveau central et plus particulièrement le Ministre de la santé sont une grande source d’inquiétude. Avec un ministre de la santé qui nommera les principaux dirigeants : PDG, directeurs adjoints et membres des conseils d’administration des Centres Intégrés de Santé et de Services Sociaux, on peut se demander quel respect du processus démocratique et quelle stabilité politique des hauts dirigeants de la santé restera-t-il après cette réforme ? Exemple frappant de la centralisation autour du Ministère et plus particulièrement de la personne du Ministre : le projet de Loi 10 compte 107 fois le mot « ministre » et seulement 12 fois le mot « usager »2…
Les experts, nommés ci-haut, précisent bien qu’une telle centralisation n’est pas appuyée par les données scientifiques et que de telles structures font plutôt croître la bureaucratie que la réduire. De plus, ce mouvement de centralisation va à l’opposé des trajectoires suivies, depuis plusieurs décennies, par une grande partie des systèmes de santé occidentaux. Le système de santé brésilien en est un exemple. Comme l’explique le Dr Fernando P. Cupertino de Barros, ancien secrétaire d’état à la santé de la province de Goïas, le Brésil a choisit la décentralisation pour respecter davantage les besoins locaux de son immense territoire. Cette décentralisation va jusqu’à rendre les municipalités responsables des soins primaires.
Deuxièmement, le projet de Loi 10 tend à réduire, voir à annuler la participation citoyenne dans l’administration de la santé.
En effet, tous les conseils d’administration actuels sur lesquels siègent plus de 3 600 citoyens des différentes régions du Québec seront dissouts par l’adoption de ce projet de Loi. Ces citoyens ne pourront donc plus faire entendre la voix de la population quant aux services à donner dans leurs régions. Les différents besoins locaux n’auront plus de porte-parole pour influencer les services reçus ; les décisions relatives à l’offre de services seront alors centralisées autour des villes-centres de chacune des régions.
Ce mouvement de réduction de la participation citoyenne va, encore une fois, à l’opposé des trajectoires de plusieurs systèmes de santé. Ainsi, au Brésil, les citoyens participent à l’administration du système de santé à travers de nombreuses instances : via les conférences de santé et via les conseils de santé. Ces instances se réalisent à chaque niveau : municipal, provincial et national. Les conférences de santé permettent « d’évaluer et de proposer des directives pour la politique de santé »3; tandis que les conseils de santé « formulent les stratégies de la politique de santé et contrôlent son exécution »3.
Conclusion
Comme le Dr Fernando P. Cupertino, le faisait remarquer, lors de sa conférence à l’ENAP, le 9 octobre dernier, trop de décentralisation amène aussi son lot d’inconvénients notamment lorsqu’il faut tenter de coordonner la gestion des services de premières lignes assurés par plus de 5000 municipalités différentes. Il suggère donc très sagement de rechercher plutôt l’équilibre entre centralisation et décentralisation.[5] Par contre, je pense qu’avec 28 établissements pour 700 points de services, 260 000 employés et 30 milliards de budget, nous nous éloignons quand même un peu trop de cet équilibre…
Face à cette réforme qui s’en vient inexorablement (le projet de loi devrait être adopté d’ici la fin d’année), le personnel du réseau de la santé saura s’adapter, comme les Québécois savent trop bien s’adapter à toutes sortes de situations… (mais c’est un autre débat). Nous devrons alors nous efforcer de contenir les dégâts et l’étendue de cette réforme et rapidement pouvoir nous recentrer sur les problématiques d’accès et de qualité des services. Solutions à ces problématiques qu’il faudra bien sûr réinventer étant donné le nouveau contexte : nouveau réseau, nouvelles trajectoires, nouveaux partenaires,...
[1] BARRETTE, Gaétan. Projet de loi n°10 : Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales. Assemblée nationale. 2014. http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-10-41-1.html
[2] HÉBERT, Réjean. Réforme Barrette, Un remède pire que le mal. Le Devoir. 30 septembre 2014.
[3]DAOUST-BOISVERT, Amélie. Réforme de la santé, À contre-courant ?. Le Devoir. 4 octobre 2014.
[4] LAVALLÉE, Diane. Projet de loi 10 : l'AQESSS présente à la commission parlementaire. Blog de la directrice générale de l’AQESS. 8 octobre 2014.
[5] CUPERTINO DE BARROS, Fernando P. Gestion participative et défense des droits. École Nationale d’Administration Publique du Québec. Montréal. 9 octobre 2014.
Commentaires
Annulation de la participation citoyenne, centralisation des pouvoirs, comment ces superstructures gérées par en haut (approche «top down») vont être en mesure de comprendre les enjeux locaux, de réagir rapidement lorsque requis et de nuancer les offres de services selon les besoins spécifiques de chacune des régions. Aussi comment un seul conseil d'administration et un seul PDG par CISSS seront en mesure de comprendre les enjeux des services de 1er ligne (hôpitaux, CHSLD, CLSC), ceux des Centres-Jeunesse et de tous les autres centres de réadaptation ?
Je reste ouverte mais sceptique en tant qu'usager de ces services avec des enfants et des parents vieillissants qui sont aussi des usagers de ce réseau de la santé. Il est difficile d'imaginer, au moment présent, ce que la population gagnera vraiment avec ce projet de loi qui arrive à toute vitesse. Qu'est-ce que l'usager va gagner? Quelle est la valeur ajoutée de ce projet de loi sur l'offre de services et l'usager?
Je souhaite que les valeurs de bienveillance, de bien-être de l'usager autant que des employés, d'excellence, de coopération seront dominantes dans ce processus de changement et après...