Dérapages et perte d'expertise
Les médias n’ont de cesse, depuis des mois, de parler de corruption. Le gouvernement ne veut pas de commission d’enquête, qu’à cela ne tienne, les médias ont promis de le talonner jusqu’à ce qu’enquête s’ensuive. Malgré tout, le gouvernement reste sur ses positions, préférant miser sur des enquêtes policières dans le cadre de l’opération Marteau. Quoi qu’il en soit, on semble commencer à voir des résultats. Certains commencent à briser la loi du silence. Serge Ménard, député bloquiste renommé, ex-ministre de la Sécurité publique du Québec, homme d’intégrité s’il en est, déclare que le tout-puissant maire de Laval lui a offert une enveloppe d’argent il y a 17 ans alors qu’il était candidat péquiste. Même genre de déclaration de la part de Vincent Auclair, actuel député (libéral) de Vimont. Osons croire que ces déclarations ne sont qu’un prélude à la lumière et… aux redressements.
Le lundi 22 novembre 2010, Le Devoir titrait à la une : « Collusion dans le génie-conseil? ». La journaliste Kathleen Lévesque nous apprenait que neuf grandes firmes de génie-conseil « se partageraient des contrats publics dans l’industrie de la construction. » Soulignons qu’il s’agit d’ingénieurs, membres d’un ordre professionnel, ordre dont l’objet premier est de protéger le public. De toute évidence, les professionnels en cause se soucient peu de protéger l’intérêt public et les deniers publics, qui appartiennent justement à ce même public que leur ordre doit protéger. Le Devoir ajoutait que « les rencontres des firmes qui composent le “club des neuf” seraient rythmées par les programmes triennaux d’immobilisations (PTI) municipaux et l’annonce des projets gouvernementaux. » La belle affaire!
Il semble bien que la sous-traitance tous azimuts dans un but louable d’efficacité et de dégraissement de la fonction publique a eu ici un effet pervers. Dans le cas des municipalités, par exemple, dont peu ont un ou des ingénieurs à leur emploi, on a recours aux firmes de génie pour planifier les projets et les appels d’offres. Il est utile de rappeler que toute entreprise, firme de génie ou autre, n’œuvre pas dans l’intérêt public, mais bien dans son propre intérêt. La finalité d’une entreprise commerciale de biens ou de services consiste à faire de l’argent, point à la ligne, tandis que le rôle de l’administration publique est de gérer dans l’intérêt du public. Le choix qu’ont fait bon nombre de municipalités de ne plus employer d’ingénieur, ainsi qu’une disposition de la loi 76, qui « oblige les municipalités à établir une estimation du coût pour tout contrat de 100 000 $ et plus », créent une situation où des entrepreneurs et des professionnels pour qui l’intérêt commercial prime sont appelés à gérer les moindres étapes de tout projet, depuis le processus d’appel d’offres jusqu’à la réalisation. Au fil du temps, les municipalités ont ainsi perdu l’expertise nécessaire pour étudier les besoins, planifier les projets, gérer les appels d’offres ainsi que les travaux. Avec, en bout de ligne, un contexte comme celui que l’on dénonce aujourd’hui, où les firmes de génie font la pluie et le beau temps, puisant à pleines mains dans les poches des contribuables. Y aurait-il eu un tel dérapage si les municipalités avaient gardé une expertise à l’interne au lieu de laisser le loup entrer dans la bergerie? Il est permis d’en douter.
Dans son article, Mme Lévesque écrivait d’ailleurs que le « recours aux firmes privées ne se limite (…) pas au monde municipal. Avec le rétrécissement de la fonction publique, et avec elle, la perte d’une expertise indépendante, les corps publics (les différents ministères, les sociétés d’État et les secteurs de la santé et de l’éducation) font appel aux firmes de génie-conseil en amont du processus d’octroi de contrats. » La construction tant attendue du CHUM ne serait-elle pas déjà avancée si le projet avait relevé davantage du public? Mise à part la construction en tant que telle, sur quelles ressources internes le gouvernement pourra-t-il compter pour gérer ce centre hospitalier après un quart de siècle de gestion privée? Ne se verra-t-il pas dans l’obligation de continuer à faire appel au privé avec tous les risques de dérapage que cela comporte?
Le Québec ne fait pas bande à part. Les États-Unis, où la droite républicaine nourrit une haine féroce à l’endroit de l’État, ont aussi perdu de l’expertise en faisant trop appel au secteur privé. À preuve, l’Agence France-Presse rapportait, dans Le Devoir du 29 octobre 2010, qu’un rapport de l’Inspecteur général pour la reconstruction de l’Afghanistan indiquait « qu’il est compliqué de s’y retrouver dans le labyrinthe déroutant que constituent les sociétés engagées par le gouvernement américain. » Depuis 2001, nos voisins du Sud ont englouti 55 milliards de dollars dans la reconstruction de l’Afghanistan, dont « près de 18 milliards de dollars entre 2007 et 2009, distribués entre 7000 organisations à but non lucratif et sociétés privées. » Selon ce même rapport, ni le Pentagone, ni le département d’État, ni l’USAID ne sont capables de « dire clairement combien d’argent ils ont dépensé en contrats dédiés aux activités de reconstruction en Afghanistan. » Convaincus que le privé pouvait faire bien mieux que le public, les faucons de l’administration Bush (2000-2008) ont tout confié au privé sans poser de question, émasculant ainsi au passage leur propre fonction publique. Osons dire que c’était peut-être le but recherché. Le laxisme est si large que les « quatre organismes [du Pentagone] chargés de gérer les contrats de reconstruction financés par le département de la Défense (…) ne se coordonnent pas entre eux. » Ce n’est pas tout : « le partage d’informations entre les agences gouvernementales est réduit à sa plus simple expression » lisait-on encore dans l’article cité. Résultat : absence totale de cohésion, dilapidation des ressources, impossibilité d’assurer des contrôles, enrichissement des entreprises qui décrochent les contrats, zéro reddition de comptes, hausse en flèche du déficit de l’État, lequel devra un jour où l’autre être renfloué par les contribuables.
À force de vouloir rentabiliser l’administration publique à la manière d’une entreprise privée, on en est arrivé à une situation paradoxale : plus on fait appel au privé, plus on perd l’expertise, plus on doit continuer de compter sur le privé, moins on a le contrôle des coûts et plus ça coûte cher au… contribuable qu’on disait justement vouloir épargner en cherchant à limiter les sorties de fonds publics ou en améliorant l’efficacité et la rentabilité des opérations.
L’administration publique n’est pas parfaite, loin de là. On lui reproche souvent sa lenteur et sa lourdeur. Or, celles-ci sont attribuables aux nombreux contrôles, à la complexité de certaines décisions, aux vérifications nécessaires et à l’obligatoire reddition de comptes. Dans quel but? Protéger l’intérêt public et le bien public.
À choisir entre deux solutions imparfaites, celle dont la finalité est l’intérêt public, malgré sa lenteur, s’avère peut-être plus intéressante que celle qui vise d’abord et avant tout la quête de profits privés, laissant dans son sillage une perte d’expertise publique aboutissant à un coût plus élevé que le contribuable devra assumer de toute façon.
Linda Caron (ENP7505 – 2e blogue – publié le 24 novembre 2010)