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État de droit déficient dans la plus grande démocratie au monde?

Le Devoir publiait, à la une du 23 septembre 2010, un article intitulé « Travailler sans roupies », sous la plume de Guy Taillefer, qui décrivait les « conditions de vie plus que précaires (…) du million de travailleurs migrants de la construction venus d’États voisins » pour travailler dans la capitale, New Delhi, qui à la construction d’une nouvelle station de métro près du stade Jawaharlal Nehru, qui à la construction du village sportif, qui à l’embellissement de Delhi, le tout en vue de la tenue des XIXe Jeux du Commonwealth, en octobre 2010.

M. Taillefer écrivait que la capitale pullulait de campements de fortune, en vif contraste avec « la Delhi moderne ». Il expliquait que « L’Inde tout entière, en fait, se construit en grande partie de cette manière. Le développement de ses infrastructures routières, urbaines et industrielles repose largement sur cette armée de va-nu-pieds qui cassent des cailloux le long des routes, font le ciment à la pelle et transportent des montagnes de briques sur leur tête. L’industrie indienne de la construction embauche 30 millions de personnes. Seule une minorité fait partie de l’économie formelle et organisée. » Le journaliste cite par ailleurs Harsh Mander, commissaire à la lutte contre la pauvreté désigné par la Cour suprême de l’Inde : « Les lois du travail sont violées impunément. Les lois qui défendent les intérêts des pauvres ne sont tout simplement jamais appliquées. » Les organisations non gouvernementales (ONG) confirment le tout en déclarant que ni les entrepreneurs privés, ni même les autorités municipales ne respectent les lois qui obligent les employeurs à déclarer tous les travailleurs de la construction, à leur fournir une carte d’identité (nécessaire à l’obtention du salaire minimum et d’une assurance en cas de maladie ou d’accident) de même qu’un logement, des installations sanitaires et des crèches pour les enfants. Toujours aux dires des ONG citées dans l’article du Devoir, « les allégations de détournement de fonds commencent à s’empiler ».

Au début de l’année 2010, Tariq Adeeb, avocat de l’organisation Human Rights Law Network, s’était adressé à la Haute Cour de Delhi « pour tenter de faire respecter les droits des quelque 140 000 petits travailleurs qui besognent sur les chantiers de construction des sites sportifs des Jeux. » Après enquête, le tribunal a « donné raison sur toute la ligne à cet avocat » et a « sommé l’organisme gouvernemental concerné, le Delhi Construction Workers Welfare Board, de prendre ses responsabilités et de délivrer des cartes d’identité aux ouvriers. » Or, de dire M. Adeeb, « L’ordre du tribunal n’a pas été appliqué ou si peu. »

 

L’Union indienne (nom officiel de l’Inde) est pourtant une république démocratique constituée d’États fédérés. D’aucuns qualifient l’Inde de « plus grande démocratie au monde » avec sa population de 1,3 milliard d’habitants. La partie III de la Constitution de l’Inde, adoptée en janvier 1950, garantit les droits fondamentaux : l’article 14 stipule l’égalité de toute personne devant la loi; l’article 32 prévoit les recours pour l’application des droits. Comment expliquer un tel décalage entre les dispositions de la constitution et des lois universelles, d’une part, et l’absence apparente de droits pour certaines personnes, d’autre part?

 

De toute évidence, les droits existent, tout comme les lois. Or, l’accès aux droits n’est pas au rendez-vous, ni l’application des lois, ni même l’application des décisions des tribunaux. La réalité sur le terrain révèle que les lois sont dépourvues de mécanismes de surveillance puisqu’elles peuvent être violées avec impunité. 

 

La question est de savoir s’il existe une administration publique pour faire appliquer la loi au pays de Gandhi. « Les administrations publiques servent l’autorité en appliquant et en faisant respecter les décisions politiques dont l’ensemble constitue la loi (ou, plus largement, le droit) » (Bernard et Tremblay, 2009). À part les ONG comme le Human Rights Law Network, peu semblent se soucier du sort des misérables. Or, dans un État de droit, le « secteur public contribue à atténuer les conséquences des inégalités qui distinguent les êtres humains » (Bernard et Tremblay, 2009). Doit-on conclure que le secteur public est absent ou alors inopérant en Inde?

 

Julien Bauer (2009) affirme que les « administrations centrales ont comme finalité d’assurer un minimum de cohésion dans le système politico-administratif », ajoutant qu’il « est indispensable d’établir un cadre général dans lequel tous les ministères et organismes publics s’insèrent. » L’Inde serait-elle aux prises avec un manque de cohésion entre le gouvernement et l’administration publique?

 

Le 24 septembre, Le Devoir titrait ainsi un autre article, en page B8 : « Le premier ministre indien tente de mettre un peu d’ordre dans le chaos. » Manmohan Singh avait en effet convoqué son ministre du Développement urbain et son ministre des Sports à « une réunion de crise pour sauver [les Jeux] du chaos. » Nulle mention du sort des travailleurs sous-payés et malmenés. Au final, c’est le trésorier du comité organisateur des Jeux qui a présenté des excuses publiques pour l’état inachevé et insalubre du village sportif. Il est permis de se demander si la notion de responsabilité ministérielle existe en Inde. Lorsque l’État indien fait des lois, à qui en confie-t-il l’administration, sinon à un ministre? Les ministères indiens ont-ils les institutions et les ressources nécessaires à l’application des lois? Sinon, qui est imputable? Qui est chargé de faire appliquer les lois, sinon l’administration publique? Celle-ci rend-elle des comptes à quelqu’un? Si l’État de droit indien n’a pas d’appareil solide pour appliquer la loi et donner accès aux droits, on serait tenté de conclure que l’Inde n’est pas un véritable État démocratique.

 

La Constitution indienne fournit peut-être une piste de réponse. Bien que l’article 16 garantisse l’égalité d’emploi dans la fonction publique, l’article 310 stipule en substance que le fonctionnaire sert aussi longtemps que cela plaît au président (du pays) ou au gouverneur (de l’État). Faut-il en déduire que dès qu’il y a changement de gouvernement, il y a chambardement dans la fonction publique? Ce serait alors le règne de l’arbitraire comme c’était le cas au Québec avant la création d’une fonction publique compétente, permanente et bien rémunérée.

 

L’État indien ne pourra fonctionner comme une véritable démocratie que le jour où son administration publique sera en mesure de faire appliquer les décisions du politique. Cela dit, l’administration publique ne peut s’exercer de manière identique d’un pays à l’autre. La culture, les processus et la tradition modulent les façons de faire. L’article 15 de la Constitution interdit la discrimination fondée sur la religion, la race, la caste, le sexe ou le lieu de naissance, mais les mentalités et les habitudes sont parfois tenaces. Dans le cas qui nous intéresse, l’État semble refuser et ou être incapable d’intervenir. Vu la multiplicité des langues et la tradition des castes qui caractérisent l’Inde, on peut se demander si la cohésion sociale relève de l’utopie.

 

Si l’Inde amendait sa constitution de manière à accorder à ses fonctionnaires une permanence, alliée à une rémunération suffisante, elle créerait une stabilité et une sécurité d’emploi qui pourraient freiner les détournements de fonds et se traduiraient par le renforcement de l’État de droit, l’accès aux droits pour tous les citoyens, l’application des lois et une certaine cohésion politico-administrative.

 

Linda Caron (ENP7505)

 

 

 

 

 

 

Commentaires

  • Bonjour Mme Caron,

    J’ai bien aimé votre texte, et je trouve que vous y apportez une analyse intéressante d’un État de droit déficient, en occurrence, celui de l’Inde. Vous illustrez bien les lacunes d’un pays ou l’administration publique n’est pas en mesure d’appliquer les décisions politiques, ce qui est souvent le cas dans les pays du Sud, que l’ont dit « en développement ». Comme vous le mentionnez, les lois existent, à l’intérieur de Constitutions où les droits de la personne sont respectés, mais souvent, ces lois ne sont pas mises en application. Au Pérou, où j’ai travaillé pendant quelques années, un changement de gouvernement entraîne le remplacement du personnel de la fonction publique, ce qui fait obstacle à toute continuité dans l’application des lois. Par exemple, bien que le Pérou ait ratifié en 1993 la convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) qui garantit le droit des peuples indigènes à être consultés au sujet de toute mesure législative et administrative qui les concerne, ce n’est qu’en mai 2010 que le Congrès péruvien a approuvé la loi qui s’y rattache afin d’assurer les droits des populations indigènes au pays. Et cette loi a été adoptée au prix de plusieurs vies, suite aux affrontements entre la population indigène et la police nationale dans le nord amazonien du Pérou en juin 2009. En Bolivie, les dispositions de la nouvelle constitution approuvée par référendum en janvier 2009 par rapport au droit des peuples indigènes vont au-delà des conventions internationales comme celles de l’OIT, en garantissant le droit à l’autodétermination, par exemple. Mais l’application de la loi est encore négligeable, et peu de populations peuvent encore à ce jour en bénéficier.

    Bref, tout ceci démontre en effet l’importance de la mise en place d’une fonction publique compétente et permanente dans un État de droit, qui puisse assurer l’application permanente et à long terme des droits reconnus des populations.

    Émilie Lemieux

  • On va lire ça avec grand grand intérêt. Proftrudel

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