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L'individualisme et l'État

 

On entend parfois dire que le fait que les gens veulent réduire l’influence de l’État dans leur vie est dû à la progression de l’individualisme dans nos sociétés modernes. On constate aussi que les mouvements politiques d’une « autre époque », par exemple le communisme, mouvement anti-individualiste et interventionniste par excellence, tendent à disparaître (les partis communistes très présents dans les paysages politiques européen après-guerre sont aujourd’hui inexistants aux niveaux nationaux). On peut observer dans un même temps la conquête de nombreux gouvernements par des courants politiques penchant plutôt à droite, avec même des cas d’accession au pouvoir de droites dures et populistes en Europe et un poids parlementaire décisif du Tea Party aux États-Unis. Ces courants politiques prônent généralement une diminution de l’appareil d’État, afin non seulement de réduire les déficits budgétaires mais aussi d’appliquer aux services publics le dynamisme des compagnies privées et privilégier l’initiative individuelle.

 

Ces partis représenteraient-ils des gens plus individualistes ? Les électeurs seraient-ils moins concernés par le bien-être social que par le bien-être individuel ?

 

Il est vrai que bons nombres d’États étaient devenus trop gourmands et centralisateurs dans les années 1960-1980. Les déficits s’accumulaient en même temps que les inefficacités grossissaient dans les appareils d’état. Les nationalisations atteignaient même le secteur bancaire en France. Il ne faut cependant pas oublier que cette croissance de l’État a aussi permis la multiplication de l’offre de services publics, d’assurer leur gratuité et leur accessibilité, quand l’entreprise privée n’y aurait jamais trouvé son compte. L’État-Providence a permis un certain partage des richesses, peut-être pas toujours de façon efficace, mais on ne peut pas dénier que de nombreuses familles aux revenus modestes ont ainsi pu offrir à leurs enfants des soins et des études de bonne qualité et leur permettre de s’épanouir dans la société.

 

Avec la multiplication des crises économiques, les gouvernements ont mis un frein à ce mouvement à partir des années 80. On a alors assisté à des privatisations et des mesures pour alléger la machine d’État. Il est vrai que la situation économique ne permettait plus aux états de continuer leur croissance sans ignorer un endettement s'alourdissant. On peut penser que cette situation n’a pas non plus favorisé les élans de solidarité, chacun se retranchant un peu plus sur ses acquis et s’opposant un peu plus à payer des impôts servants de plus en plus à aider ceux que les crises économiques successives laissaient de côté. Loin la solidarité d’après-guerre ! Même durant les périodes de forte croissance, comme à la fin des années 90, les politiques de gauche n’ont pas réussi à s’imposer et celles de droite ont continué à progresser, encouragées également par un repli sécuritaire (réactions aux violences urbaines avec une augmentation de la répression policière) et militaire (déploiements militaires de grande envergure en Irak et Afghanistan).

 

Aujourd’hui, le modèle de la réussite capitaliste a été poussé à son plus fort. Certains banquiers, au paroxysme de l’individualisme, ont pris des risques insensés et ont mis les états en danger. Ceux-ci, avec la hantise de voir leurs notes de crédit diminuées, ont retrouvé des élans interventionnistes en renflouant ces banques qui avaient joué avec le feu. Malgré cette panique de l’automne 2008, on a continué à idolâtrer ce système, de vouloir de plus gros salaires, de plus grosses maisons et des voitures bien trop grosses pour l’usage qu’on en fait. Et ceux qui ont de plus en plus de difficulté à accéder à ce modèle de réussite ont continué à se désintéresser de la politique, et sont aujourd’hui mal ou peu représentés. Les gouvernements de gauche ne semblent en effet plus en mesure de leur venir en aide, eux-mêmes pris au piège du jeu des dettes et des directives du FMI.

 

Bref, la solidarité d’antan aurait bel et bien disparue et l’individualisme aurait triomphé. Comment l’État peut-il aujourd’hui rétablir l’équilibre ? En est-il encore capable ?

 

Si il est admis que la lourdeur étatique peut être dommageable dans des industries fortement compétitives et que les privatisations de certains fleurons étaient probablement inévitables dans un contexte de mondialisation, peut-on en dire de même des services qui offrent justement cette solidarité perdue ? L’école, l’hôpital peuvent-ils laisser la place au privé ? Justement non ! On ne peut imaginer comment un administrateur privé appliquerait ses recettes de MBA  à un service public essentiel (on peut en avoir un bon aperçu en observant  comment sont gérés les services de santé aux États-Unis). Il faut que l’État tienne son rôle dans ces secteurs et qu’il puisse assurer une certaine unité sociale. Mais il faudrait aussi qu’il aille plus loin.

 

Certes, on sait que la marge de manœuvre politique d’un gouvernement dans un budget annuel est désormais faible et que la majorité de ce budget est en définitive déjà attribué à des postes fixes et au service de la dette. Mais celle-ci demeure tout de même suffisante pour effectuer des changements à la symbolique forte qui peuvent faire évoluer les mentalités. On pourrait ainsi espérer voir un gouvernement s’attaquer à l’individualisme en y mettant un coût.

 

Prenons quelques cas d’actions à prendre, qui ne se veulent pas des recettes politiques mais uniquement des exemples choisis ou imaginés pour illustrer ce propos. Pourquoi ne pas taxer les transactions financières afin de diminuer les mouvements anarchiques des bourses et les réflexes spéculatifs incessants aux conséquences parfois désastreuses sur la santé des entreprises ? Trop compliqué dans un contexte mondialisé direz-vous. Mais localement, pourquoi ne pas faire payer à l’automobiliste qui refuse d’utiliser les transports en commun un surplus dédié au développement de ces derniers ? On pourrait également mettre en place un système tarifaire d’électricité pénalisant celui qui laisse la chaleur de sa piscine se volatiliser dans les airs. En parallèle, on contraindrait les propriétaires d’immeubles à logement à isoler correctement leurs appartements tout en en les aidant avec les excédents payés par ceux qui continuent de gaspiller l’électricité. On assurerait ainsi que les familles locataires qui ont du mal à payer leurs factures d’électricité en hiver aient droit à un confort thermique sans se ruiner. Bien-sûr, on ne peut pas étouffer les libertés individuelles ou imposer un comportement en multipliant les taxes, mais on peut espérer que l’État puisse au moins investir une petite partie de ses deniers pour assurer une coordination de tels mécanismes qui permettraient de répartir un peu mieux les richesses et faire évoluer les mentalités individualistes.

 

La progression de l’individualisme sur les choix politiques et les effets qu’il en découle sur le rôle de l’État ne sont peut-être pas de phénomènes nouveaux, mais le fossé qui se creuse entre les mieux nantis et les autres, écart illustré encore récemment par l’OCDE dans son dernier rapport sur la mesure du bien-être[1], fait en sorte qu’ils soient mis de plus en plus en évidence. L’actualité nous le montre bien depuis le début de l’année avec le mouvement des « indignés », né avec des manifestations de citoyens en colère contre les plans d’austérité mis en place par les gouvernements grecs et espagnols (pourtant de gauche) suite aux difficultés de ces deniers à emprunter de l’argent. Ces mouvements ont récemment pris de l’ampleur avec la mise en place de campements à proximité de Wall Street (Occupy Wall Street) et d’autres places financières à travers le monde. Ils auront certainement des répercussions politiques. Reste à savoir si ils iront jusqu’à forcer les états à répartir les bénéfices de la mondialisation et maîtriser cet individualisme croissant.

 

Jean-Marie Heurtebize

 

ENAP-7505 Cours du Lundi

 

 

 



[1] “Comment va la vie”, OCDE, Octobre 2011

 

Commentaires

  • Bravo encore Jean-Marie pour oser un commentaire public sur une question d'actualité pour faire voir des principes d'administration publique concrets.
    N'oublions pas de s'assurer une copie-papier dans les cahiers réservés à cette fin.
    Ceci s'applique aussi pour les "commentateurs" de Jean-Marie.
    Et bientôt ...de la correction, au sens d'examen de la copie !
    Prof - dimanche le 23 octobre

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