Sébastien Cyr - La gouvernance des universités à l'ère de l'économie du savoir
Le débat actuel sur la hausse des frais de scolarité soulève bien des passions et anime farouchement l’opinion publique. Dans toutes les tribunes, c’est le sujet « hot » de l’heure. Les étiquettes sont nombreuses. Anti-hausse ou pro-hausse? « Hippies » ou « snobs »? Sciences politiques ou administration? Socialiste ou libertarien? Les discours s’enflamment devant cette décision du gouvernement d’augmenter de 75% les frais de scolarité.
Admettons-le d’emblée, il s’agit d’une hausse brutale qui risque de laisser ses traces sur les familles moins nanties et ceux de la classe moyenne qui sont, pour la plupart, déjà muselées. Pourtant, les effets sont dévastateurs : diminution de la fréquentation universitaire, accroissement de l’endettement étudiant, inégalités sociales, etc.
L’augmentation est-elle justifiée? Dans son langage mathématique amalgamé de formules perfides, l’élite politico-économique nous rétorque que c’est la seule voie à suivre et que les étudiants doivent faire leur « juste part ». Alors que le gouvernement brade nos ressources naturelles ou subventionne allègrement les entreprises privés, la solution est de faire porter le fardeau financier sur le dos des étudiants. On hypothèque ainsi le savoir des étudiants, plutôt que de le valoriser. Un internaute sur le fil Twitter posait une question réfléchie et intéressante: « Le gouvernement a-t-il désormais l’autorité morale pour exiger des sacrifices à la société? J’entends certains s’exprimer sur la question en sombrant dans la pure démagogie : Les étudiants n’ont qu’à couper 2 bières par semaine! Ils ont tous des Iphones! Ces propos sont naïfs, dénués de sens et basés sur de grossières généralisations ne permettant pas de nourrir le débat comme il se doit. D’autres attaquent directement la légitimité des grèves étudiantes prétextant qu’elles ne sont pas légales ou pire, qu’on ne leur trouve pas de définition dans le dictionnaire! Cette tactique ne sert qu’à détourner le débat ailleurs plutôt que d’apporter des éléments concrets sur la question. L’enjeu du débat est beaucoup plus profond, il dérange un idéal de société.
Dans les années 1960, la Commission Parent propose d’instaurer un système d’éducation universel et accessible à tous : la démocratisation de nos institutions d’enseignement. Une pléiade d’acteurs a participé activement à cette grande réforme, Paul Gérin-Lajoie, Guy Rocher, pour ne nommer que ceux-ci. Ils incarnaient la voie de la modernisation. Leur contribution a permis un rattrapage manifeste dans le taux de scolarisation des Québécoises et des Québécois. Ce système d’éducation dégageait des valeurs et des principes moraux qui se sont profondément ancrés dans l’esprit collectif québécois et qui ont perduré au fil du temps. Or, la hausse prévue, non consentie, ne concorde pas avec ces principes. Cette cassure avec le modèle québécois a de quoi inquiéter. Le plus déplorable, c’est que l’éducation tend à se redéfinir pour se perdre dans des concepts purement économiques. Auteurs du livre Université Inc., Éric Martin et Maxime Ouellet spécifient le caractère humaniste que doit refléter l’éducation; celle-ci est sensée permettre la « transmission du patrimoine culturel, intellectuel et scientifique de l’humanité et la formation d’un jugement critique ». Cependant, dans le contexte émergent de l’économie du savoir, l’éducation devient l’objet d’une vision utilitariste et individualiste. C’est un investissement individuel nous dit-on. Martin et Ouellet prétendent que cet argument idéologique se fonde sur l’idée que la société n’existe pas, du moins, qu’elle est une somme d’individus en concurrence absorbée par le tourbillon économique. Cette perception mondialisée par les « grands » penseurs économiques a pris naissance aux États-Unis et commence à se propager. L’université doit absolument participer à la croissance de la richesse et faire fructifier le portefeuille des corporations. L’économie du savoir tend vers cet extrême et pourrait bien porter l’habit du capitalisme sauvage si elle n’est pas régulée convenablement. Le gouvernement libéral a entrepris ce virage économique; il faut demeurer prudent devant les effets pervers qu’il engendre. Dans une étude de l’IRIS, Simon Tremblay-Pepin et Éric Martin constate que la hausse exigée n’améliorera en rien la qualité de l’enseignement; l’argent est détourné et sert plutôt à financer la recherche commerciale et le développement de brevets. L’enseignement n’est plus valorisé. Selon eux, l’université se transforme en véritables « laboratoire de sous-traitance pour les entreprises privées […] On produit ainsi des employés […] ». Gilles Labelle émet le même constat « l’université s’éloigne de sa vocation humaniste et renonce à former des esprits éclairés pour se conformer à son [nouveau] rôle d’usines à diplômes professionnels ». Le soi-disant sous-financement des universités ne serait donc qu’un prétexte justificatif pour s'arrimer au modèle anglo-saxon de privatisation des services publics et alimenté par la logique du néolibéralisme. Pire, afin de s’insérer dans l’ère de l’économie du savoir, la gouvernance des universités est repensée. Il y a deux ans, le gouvernement a déposé à l’Assemblée nationale le projet de loi 38 portant justement sur la gouvernance des universités. L’essence de ce projet de loi consiste à modifier la composition des conseils d’administration de façon à ce que les deux tiers des membres soient « indépendants », la plupart étant issus du milieu des affaires. Frédéric Descheneaux, spécialiste en sociologie de l’éducation, affirment que les éléments figurant au projet contredisent carrément les principes qui animent la vie universitaire et rompt avec la culture de collégialité. Il devient préjudiciable de concevoir l’université au même titre qu’une entreprise privée. Cette vision corporative brime l’indépendance des institutions universitaires et les intègre à la culture de marché.
Mettons les pendules à l’heure. Le débat actuel est un enjeu de société, qui n’en déplaise aux ploutocrates. Il est fallacieux d’aborder ce débat selon une perspective strictement comptable. Le discours des tenants de la hausse s’articule principalement en termes quantitatifs et économiques. L’université doit être à tout prix performante et efficiente. Cette logique managériale tend à concevoir le rôle et les finalités des universités d’une nouvelle manière, principalement selon le modèle de marché. Le savoir n’est plus un bien universel, mais un bien marchand. Martin et Ouellet l’illustre bien : « plus l’éducation entre dans le manège de l’argent, et plus on estime sa valeur à l’aune de sa capacité à générer des retombées vues comme positives pour l’entreprise plutôt que jugées du point de vue de leur pertinence intellectuelle, scientifique ou civilisationnelle ». L’université devient instrumentalisée et est détournée de sa mission fondamentale. Cette manière de raisonner selon une simple calculatrice est réductrice et ne permet pas d’analyser en détails la situation. Il faut, bien évidemment, aller voir au-delà des formules qui, bien souvent, sont manipulées afin de servir le seul intérêt de l’homo economicus. Ceux qui ne pensent qu’en termes de chiffres viennent renforcer cette idée que l’on forme de plus en plus des « bipèdes pensants », pour reprendre les termes d’Omar Aktouf, cité dans Université Inc : « nous sommes en voie de transformer l’institution d’éducation en institution de reproduction de serviteurs du système qui n’ont pas d’autres souci que de maintenir ce marché libre et autorégulé et de maintenir la mécanique de production et de multiplication de l’argent ». On ne forme plus des individus pour en faire des êtres autonomes, moraux et socialement responsable mais bien des individus robotisés et programmés afin qu’ils répondent aux demande de performance et d’efficience du marché pour reproduire le système. L’économie du savoir et ses gloutons corporatifs redéfinissent la notion même de l’éducation. Elle n’est plus un bien vital pour l’humain, mais un bien vital pour le système économique.
La hausse des frais de scolarité n’est donc pas qu’une simple question budgétaire mais d’idéologie. C'est la fragilisation de nos acquis sociaux qui est en jeu. S’arrimer au modèle américain profitera qu’à une poignée d’actionnaires qui n’ont pas l’intérêt général à cœur. Une société puise avant tout sa richesse de sa culture commune. Pour cela, l’accessibilité au savoir est une des conditions essentielles.
Pour une société qui s’est façonnée selon des principes et des idéaux de justice sociale, d’équité et d’égalité des chances, pas étonnant qu’elle se sente bousculée lorsqu’elle voit poindre à l’horizon cette vague néolibérale. Le modèle québécois est-il à la dérive?
Commentaires
Ceci est une très bonne analyse critique qui suscite évidemment un enjeu très important de l’administration publique. Le secteur scolaire est très critiqué depuis les dernières années pour de multiples raisons. On pourrait penser à l’idée de réforme des commissions scolaire, la qualité de l’enseignement secondaire, la place des écoles privées dans le réseau… Mais, cette fois-ci, le sujet semble être plus chaud. Les critiques sont lourdes et les arguments sont partagés. L’augmentation des frais de scolarité fait couler beaucoup d’encre. Il y a une impasse au consensus.
Rendre financièrement accessibles les études universitaire a été un choix de société de la fin des années 60. La population québécoise était alors beaucoup moins scolarisée et éduquée. Le gel des frais de scolarité a été un vecteur de changement très efficace. Le savoir québécois a pu se développer et de cette manière le peuple pu s’enrichir. Pourquoi changer cette formule gagnante? Augmenter les frais de scolarité consiste à remettre des barrières financières aux ambitions professionnelles. En d’autres termes, l’État vient amputer le développement de la société. Les sociétés de droits qui ont voulu évoluer l’on fait en investissant dans le système scolaire pour le rendre accessible. Actuellement les investissements sont limités et le coût d’accès a augmenté de près de 300% en moins de 10 ans. Est-ce ici le déclin du savoir québécois?
Charles-O Picard