L'impact de la Charte canadienne des droits et libertés sur l'étanchéité des pouvoirs de l'État de droit
Dans un autre blogue posté sur ce site, une de mes collègues analyse la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire « Insite ». Elle nous fait remarquer que cette décision « confirme la séparation nette entre l'exécutif et le judiciaire au sein de notre état de droit. » Mais est-ce la compartimentation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est aussi étanche qu'elle ne paraît sur papier?
Loin de moi l'idée de faire l'analyse du processus de nomination des juges, ce n'est pas l'influence que pourrait avoir le pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire qui m'inquiète mais plutôt le glissement de compétences du législatif vers le judiciaire. En effet, l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 comportant la Charte canadienne des droits et libertés a produit des effets que même Pierre-Elliott Trudeau n'aurait pu prévoir.
L'interprétation faite par la Cour suprême du Canada des articles 1, 2 et 15 de la Charte est à l'origine de ces débordements. L'article 2 énonce les libertés fondamentales comprenant, entre autre, la liberté de conscience et de religion et la liberté d'expression. Bien que cet article protège d'autres libertés fondamentales, c'est principalement ces dernières qui ont fait l'objet d'une importante interprétation au cours des trente dernières années. L'article 15, pour sa part, protège tout citoyen contre la discrimination provenant d'une loi. Les motifs de discrimination sont énumérés, mais la liste n'est pas exhaustive, comprenant entre autre l'âge, le sexe, la religion et l'origine ethnique.
Sur papier, il n'y a pas de quoi en faire tout un plat. Nombreuses sont les conventions internationales signées par le Canada qui reconnaissent ces différents droits et libertés. Cela dit, ce ne serait pas tenir compte de l'article premier de la Charte, et surtout de l'usage que la Cour suprême du Canada lui a réservé.
« La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. »
Ainsi, en 1986, dans l'arrêt R. c. Oakes, on instaura un test qui, bien qu'ayant été quelque peu modifié, est toujours utilisé aujourd'hui à chaque fois que l'on constate la violation d'un droit protégé par la Charte. Sans entrer dans les détails, le test de l'article premier exige entre autre que le tribunal se penche sur les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la mesure attaquée. Le tribunal doit donc conclure qu'il y a violation d'un droit de manière injustifié dans une société démocratique quand les effets préjudiciables observés sont plus grands que les effets bénéfiques de la loi.
Et c'est exactement à ce moment que la séparation des pouvoirs n'est plus tout à fait étanche.
Au Québec, notre chambre législative est composé uniquement de gens élus. Ce sont les représentants du peuple. Ils doivent débattre, en chambre comme en commission parlementaire, de toutes les lois qu'ils adopteront. C'est à ce moment que se fait l'analyse effets préjudiciables / effets bénéfiques. C'est logique, car les députés sont là pour décider des grandes orientations de notre État, pour faire transparaître notre système de valeurs à travers nos lois. Ce rôle est légitime puisqu'ils sont élus et imputables et que nous pouvons donc changer le « représentant de nos valeurs » à tous les quatre ans, s'il ne représente plus nos intérêts.
Or, les juges de la Cour suprême du Canada ne sont pas imputables. Ils n'ont de compte à rendre à personne. Le travail de la plus haute cour au pays est d'interpréter la constitution et l'ensemble de nos lois. Il y a cependant eu dérapage lorsque l'on a interprété l'article 1 aussi profondément, remettant ainsi le choix de nos valeurs sociétales dans les mains de neuf individus.
Et on peut aller encore plus loin. Comment neuf personnes, dont maintenant deux unilingues anglophones, peuvent ils imposer ce qui est bien et moralement acceptable à la population québécoise et canadienne? C'est ce que fera la Cour suprême du Canada en se prononçant sur l'affaire Éric c. Lola, au sujet des pensions alimentaires pour conjoint de fait. C'est également ce qu'elle a fait à plusieurs reprises notamment en statuant sur l'aide au suicide (Affaire Sue Rodriguez, 1993) et en s'immisçant dans les contrats de nature privé (Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004) pour faire triompher la liberté de religion.
Il ne faut cependant pas jeter le bébé avec l'eau du bain. L'interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés par la Cour suprême du Canada en matière de garanties judiciaires pour les accusés est très bien développée et démontre la force de notre État de droit. La Cour suprême se doit également d'être pleinement compétente pour régler les litiges constitutionnels concernant les compétences provinciales / fédérales.
Enfin, le droit des minorités DOIT être protégé par une Charte. Il est important de protéger notre société contre l'émotivité de la majorité. Par contre, il serait souhaitable, au nom du principe de la séparation des pouvoirs, que la Cour suprême du Canada fasse preuve de déférence envers le politique dans les cas où il est question de morale, de valeurs, et non de droit. Autrement, cela reviendrait à dire que nous avons figé notre système de valeurs dans le temps en 1982 et que nous laissons cela à la discrétion d'un pouvoir dont nous n'avons pas l'opportunité d'influencer.
Jordan Wilson
Principes et enjeux de l'administration publique
Commentaires
Bravo encore Me Wilson pour oser un commentaire public sur une question d'actualité pour faire voir des principes d'administration publique concrets.
N'oublions pas de s'assurer une copie-papier dans les cahiers réservés à cette fin.
Ceci s'applique aussi pour les "commentateurs" de Jordan.
Et bientôt ...de la correction, au sens d'examen de la copie !
Prof - dimanche le 23 octobre