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Entre théorie et réalité

Entre théorie et réalité

Par France Bastien

« Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. »  Bien que vieille de plus de quatre siècles, cette citation de Montaigne est brûlante d’actualité. La situation actuelle, concernant le monde la construction, en est une preuve assez éloquente. Corruption, collusion, fraude et redevances, voilà des termes qui ébranlent. Lorsqu’on les lie aux partis politiques, « scandaleux » devient l’épithète le plus approprié pour les qualifier. Et quand cet adjectif peut également s’appliquer aux faits et gestes de notre gouvernement, cela est d’autant plus troublant...

Vous aurez certainement compris que j’ai l’intention de vous entretenir au sujet de notre gouvernement et de ses acrobaties des deux dernières années relativement au phénomène de la corruption dans le milieu de la construction. Il y a maintenant plus de deux ans que les premiers appels en faveur d'une commission d'enquête publique sur la construction ont été lancés à l’endroit du gouvernement. Avec le temps, la pression s’est intensifiée, autant de la part des élus et des citoyens que de celle Fédération des travailleurs du Québec (FTQ).  D’aucuns auraient pu croire que cette pression généralisée aurait convaincu le chef de notre gouvernement d’acquiescer à cette demande. Il a plutôt tenté de calmer les esprits en créant, en octobre 2009, une unité policière provinciale ayant pour objectif de faire la lumière sur la corruption et la collusion dans le domaine de la construction. C’était le point de départ de l’Opération Marteau. Il s’agissait, selon notre Premier ministre, de la meilleure façon de procéder car elle permettrait de porter des accusations criminelles contre les personnes reconnues coupables, ce qui serait impossible dans le cadre d’une commission d’enquête publique[1].

L’Opération a en effet permis de faire quelques arrestations et accusations de fraude, d'extorsion, de menaces et d'abus de confiance. Mais cela n’a pas été jugé suffisant par les opposants de M. Charest. Se refusant toujours de créer la Commission d’enquête publique, Québec a annoncé, en février 2011, la mise sur pied de l'Unité anticollusion, avec à sa tête M. Jacques Duchesneau, ancien chef de police de Montréal. À peine six mois plus tard, le rapport de M. Duchesneau a fait l’objet d’une fuite. Le contenu du rapport confirmait malheureusement que le crime organisé avait infiltré le milieu de la construction, qu’un système de collusion et d’intimidation très bien organisé faisait en sorte que le prix des infrastructures au Québec était décuplé et que le ministère des Transports était impuissant face à tout cela.  Fait encore plus stupéfiant : le rapport Duchesneau révélait qu’une partie du profit généré par cette majoration des coûts était transférée vers les caisses des différents partis politiques.

Devant de telles affirmations, le devoir du gouvernement envers le bien commun ou simplement son sens de l’éthique allaient-ils faire changer d’avis notre ami Jean? La réponse est malheureusement non, et c’est à ce moment que les faits ont commencé à devenir de plus en plus inquiétants. 

Dans un premier temps, Robert Lafrenière, chef de l'Unité permanente anticorruption (UPAC), a critiqué les conclusions du Rapport Duchesneau en apportant exactement le même argument que le chef libéral, à savoir qu’une commission d'enquête publique risquerait de nuire aux enquêtes menées par ses policiers. Il devait certainement s’agir d’une coïncidence, car dans un état de droit tel que le nôtre, il ne devrait y avoir aucune ingérence du gouvernement au niveau du pouvoir judiciaire.

Petit rappel de ce principe…

Un État de droit se caractérise par sa division en trois instances :

·         le pouvoir exécutif;

·         le pouvoir législatif; et

·         le pouvoir judiciaire.

Chacune de ces instances a un rôle bien précis[2].

Le pouvoir exécutif correspond au gouvernement. Il a pour fonction de mettre en œuvre  les lois adoptées par le pouvoir législatif. Le pouvoir exécutif inclut le premier ministre, son cabinet et par extension,  l'ensemble des organes gouvernementaux et administratifs qui participent à cette mise en œuvre. Il importe de savoir que l'exécutif dispose aussi de  pouvoirs «discrétionnaires», qui sont le fruit de décisions prises directement par le gouvernement sans le consentement spécifique du parlement. Ces pouvoirs de l'exécutif sont nécessaires pour les situations de crise ou d’urgence nécessitant une action urgente du gouvernement.

Le pouvoir législatif correspond pour sa part au parlement. Son rôle est de faire les lois. Les projets de loi qu’il dépose sont examinés, soumis à des débats et à terme, ils être sanctionnés par le pouvoir exécutif pour devenir des lois.

Le pouvoir judiciaire a quant à lui le mandat d'interpréter les lois faites par le pouvoir législatif. Il tranche les litiges qu'on lui soumet en s’assurant de la concordance entre une situation concrète et la loi elle-même, afin de s’assurer de la bonne application des règles de droit.

Dans un État de droit, il est impératif que le pouvoir judiciaire soit indépendant des pouvoirs exécutifs et législatifs. Cela permet notamment aux juges de juger d'une manière impartiale des actes commis par l'État, la constitutionnalité de certaines lois ou même juger des actes commis par un gouvernant.

Cette séparation du pouvoir judiciaire constitue le fondement d'un État de droit. Au Canada, cette valeur fondamentale était même déjà inscrite dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, et réitérée à l’article 11 b) de la Charte Canadienne des droits et libertés. De nombreux jugements de Cour ont depuis confirmé l’interprétation de ces écrits, notamment à l’article 2.02 de la Déclaration universelle sur l’indépendance de la justice, qui énonce:

« Le juge est libre et tenu de régler les affaires dont il est saisi en toute impartialité, selon son interprétation des faits et de la loi, sans être soumis à des restrictions, des influences, des incitations, des pressions, des menaces ou des ingérences, directes ou indirectes, de quelque origine que ce soit. »[3]

 

Tout ce qui précède ne laisse donc place à aucune ambiguïté quant à la nécessité de séparer le pouvoir judiciaire des pouvoirs exécutif et législatif. Le fait que M. Lafrenière soit sorti de son devoir de réserve et qu’il ait ouvertement critiqué le rapport Duchesneau en utilisant les mêmes termes que M. Charest, pour que celui-ci soit un peu moins isolé, ne saurait donc être que pure coïncidence.

Et que penser des policiers de la Sûreté du Québec qui ont confié à La Presse que le gouvernement s'ingérait dans leurs enquêtes sur la corruption? Ils doivent assurément se tromper…

La semaine dernière, M. Charest a fini par plier sous la pression et a annoncé la création d’une commission d’enquête « sur mesure ». Au lieu de « sur mesure », il aurait pu dire « contraire à la Loi sur les commissions d’enquête », car dans cette commission, les témoins ne pourront être contraints à témoigner en raison du fait qu’aucune immunité ne leur sera accordée. Pourquoi le gouvernement se soumettrait-il à la loi quand il peut utiliser ses pouvoirs discrétionnaires et passer à côté des règles? Après tout, ne sommes-nous pas dans une situation de crise qui justifie un tel comportement?

Et que dire du fait que la Cour supérieure ait accepté de nommer un de ses juges pour présider la commission telle que proposée par le gouvernement ?  Pourtant, le Protocole sur la nomination de juges à des commissions d’enquête est on ne peut plus clair : “le projet de décret en conseil doit aussi être examiné attentivement, surtout par le juge qui va présider l’enquête. Le juge – peut-être par l’intermédiaire du bureau du juge en chef – ne devrait pas hésiter à proposer des modifications appropriées au décret en conseil avant que celui-ci soit adopté. [...] Même devant une urgence apparente, il est important pour le gouvernement, la magistrature et le public de prendre le temps qu’il faut
pour structurer l’enquête convenablement. [...] Le mandat ne devrait pas non plus exclure des questions auxquelles le public s’attend d’obtenir des réponses, afin que l’enquête soit complète, indépendante et objective. [...] Plus les restrictions énoncées dans la loi d’autorisation et/ou le décret en conseil sont grandes, plus il faut faire preuve de circonspection.”
[4]

Questionné à cet effet, le juge en chef François Rolland s’est expliqué au journaliste Simon Boivin du Soleil :

«Évidemment, c’est une demande qui vient du premier ministre et du juge en chef, a observé François Rolland. C’est dur de dire : “Bien, non, je préfère un mandat dans ces termes-là plutôt que ces termes.”[5]

Devant cette intrusion évidente de M. Charest au niveau du pouvoir judiciaire, je crois qu’il est maintenant impossible de nier que la réalité n’est pas conforme à la théorie.

       

Pourtant, le juge Robert Michel disait, il n’y a pas si longtemps, que le pouvoir judiciaire, maintenant projeté sous les feux de la rampe des média, était davantage apte « à garantir les droits et libertés des citoyens et l'impartialité des décisions, ce qui somme toute s'avérera bénéfique pour la qualité de l'administration de la justice »[6].

 

Cette affirmation, qui semble tout à fait logique, nous fait d’autant plus se questionner face aux comportements du Gouvernement Charest qui ne pourraient être plus sous les feux des projecteurs qu’ils ne le sont actuellement. Venant de la part d’un homme intelligent qui se sait observé, la principale seule question pertinente qu’on est en droit de se poser est : Pourquoi?

 



[1] « Immunité des témoins.

Toutefois, nulle réponse donnée par une personne ainsi entendue comme témoin ne peut être invoquée contre elle dans une poursuite en vertu d'une loi, sauf le cas de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires. » 

 

QUÉBEC (octobre 2011) « Loi sur les commissions d’enquête »,  lois et règlements, Québec, Éditeur officiel du Québec, chapitre C-37, article 11.

 

[2] Perspective Monde, Glossaire (Page consultée le 20 octobre 2011). Site pédagogique de l’Université de Sherbrooke, [en ligne],  http://perspective.usherbrooke.ca/

 

[3] Shetreet, S. et Deschênes, J. (1985), Judicial Independence : The Contemporary Debate, Martinus Nijhoff Publishers, Dordrecht/Boston/Lancaster,  p. 465.

 

[4] Conseil canadien de la magistrature, (Page consultée le 20 octobre 2011). Protocole sur la nomination de juges à des commissions d’enquête, p. 4-5, [en ligne], (http://publications.gc.ca/collections/collection_2011/ccm-cjc/JU14-21-2010-fra.pdf

 

[5] BOIVIN, Simon (2011). « France Charbonneau désignée par le juge en chef de la Cour supérieure », Le Soleil, 21 octobre. 

[6]L’honorable J.J ROBERT, Michel (2004), L'indépendance judiciaire de Valente à aujourd'hui : les zones claires et les zones grises, 6e Conférence Albert-Mayrand , Éditions Thémis, Faculté de droit, Université de Montréal, p. 36.

 

Commentaires

  • Bravo encore France pour oser un commentaire public sur une question d'actualité pour faire voir des principes d'administration publique concrets.
    N'oublions pas de s'assurer une copie-papier dans les cahiers réservés à cette fin.
    Ceci s'applique aussi pour les "commentateurs" de France.
    Et bientôt ...de la correction, au sens d'examen de la copie !
    Prof - dimanche le 23 octobre

  • Je suis bien d'accord avec vous que, dans ce dossier, les agissements du gouvernement semblent improvisés et non conforme aux recommandations de plusieurs intervenants. Toutefois, il faut faire attention de pas confondre "commission d'enquête" et "pouvoir judiciaire".

    En effet, bien que celles-ci soient souvent présidées par des juges ou d'anciens juges, ceux-ci n'agissent pas à titre de juge mais bien à titre de commissaires. C'est probablement en raison de leur aptitudes à entendre des témoins ainsi que leur impartialité habituellement reconnue par le public que des juges sont souvent nommés à ce poste (Gomery, Bastarache, Charbonneau, etc.)

    Or, en tant que commissaires, ils n'ont alors pas pouvoir de rendre jugement. Les commissaires agissent plutot en vertu du pouvoir exécutif, en application de la Loi sur les commission d'enquête (ou encore en vertu d'un "étonnant" décret).

    La principale différence est la suivante : aucun jugement ne sera rendu à la fin de la commission d'enquête, seul un rapport sera remis au gouvernement (et, on l'espère, rendu public). Le commissaire peut certes faire des recommandations, mais son rapport ne deviendra pas exécutoire. Le commissaire peut certes découvrir que des gens ont poser des getes illégaux, mais ne pourra condamner qui que ce soit. Même que les témoignages obtenus par la commission ne pourront être retenus contre leurs auteurs dans un procès criminel.

    Le but d'une commission d'enquête est bien différent de celui des enquêtes policières et des poursuites criminelles. Même si elles recherchent toutes la vérité, les commissions d'enquête ont pour but de comprendre des situations particulières pour permettre au gouvernement (et à la population!) de prendre les meilleures décisions pour résoudre une problématique. Ici, on cherche à corriger les failles du système qui permettent à certains d'utiliser l'administration publique pour s'enrichir aux dépens de la population.

    La population du Québec souhaite aussi que les criminels soient jugés pour leurs crimes. Deux souhait qui sont tout à fait légitimes. Charest dit vrai : ces deux finalités sont difficilement réconciliables sans porter atteintes aux droits des accusés.

    Il s'agit pourtant d'un défi que le gouvernement doit relever, il est indéniable qu'il s'agit du souhait de la population. Ce qui est désolant, c'est de constater que le gouvernement, qui a pris plus de deux ans avant d'accéder aux demandes de la population, ne semble pas avoir utiliser ce temps pour réfléchir à comment relever ce défi. Une situation aussi complexe aurait nécessité davantage que ce qui semble être une improvisation politique pré-électorale...

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